Jean Zaganiaris est enseignant-chercheur au CERAM/EGE Rabat. Il est l’auteur de Penser l’obscurantisme aujourd’hui, Casablanca, Afrique Orient, 2009. Il publie aux éditions Des ailes sur un tracteur, Queer Maroc, un essai sur les sexualités, les genres et les (trans)identités dans la littérature marocaine. Entretien.
Dans votre introduction, vous définissez la littérature marocaine de langue française comme « l’ensemble des ouvrages publiés en français au sein de l’espace littéraire marocain par des personnes qui soit sont nées au Maroc, soit possèdent des origines marocaines fortement intériorisées, soit proviennent d’un pays étranger et résident depuis plusieurs années au Maroc. » En vertu de cette définition, Queer Maroc est-il un ouvrage de littérature marocaine de langue française ?
En fait, Queer Maroc est une approche sociologique et philosophique de la littérature marocaine de langue française. Il s’agit de comprendre la nature des discours écrits et oraux des écrivaines et des écrivains marocain.e.s… Je regarde de quelle façon ils décrivent les pratiques sexuelles dans leurs ouvrages…Mais j’ai également fait un ensemble d’entretiens sociologiques et je suis aussi allé assister aux présentations publiques des auteur.e.s qui ont eu lieu dans les lieux culturels ou bien dans les librairies du Maroc… Le combat que mène Abdellah Taïa dans les espaces publics marocains contre la stigmatisation dont sont victimes les homosexuels du monde arabe est sociologiquement fascinant ; tout comme celui de Mohamed Nedali ou de Baha Trabelsi en faveur de la liberté de s’aimer au sein des sociétés de contrôle… J’ai voulu rompre avec les positions hétéronormatives catégorisant les individus en fonction de leur orientation sexuelle et mélanger les différentes formes de désirs évoqués dans le texte littéraire, sans forcément insister sur le fait qu’il s’agit d’hétérosexualité, d’homosexualité, de bisexualité… De ce point de vue, je remercie Jérémy Patinier, mon éditeur, qui m’a suggéré le titre Queer Maroc… Car, avec le recul, je me dis que mon livre s’inscrit dans une optique queer… Il cherche à rendre compte des pratiques sexuelles dont parlent les écrivain.e.s marocain.e.s en délocalisant et en départicularisant la sexualité des assignations identitaires dans lesquelles on a tendance à les enfermer…
D’ailleurs, la déconstruction avec les assignations identitaires n’a pas lieu qu’au niveau de la sexualité…Elle a lieu aussi au niveau du genre, des appartenances culturelles, de l’académisme universitaire…Dans ce livre, je peux me référer aux travaux de Judith Butler, de Michel Foucault, de Pierre Bourdieu ou de l’intellectuel iranien Afsaneh Najmabadi mais aussi à des films tels que Sexe, mensonges et vidéo de Soderbergh ou bien aux chansons de Mylène Farmer ou de Stéphanie de Monaco…Dans l’un des chapitres intitulé « Amours et révolte : les colères intimes de Shama à Casablanca », j’utilise l’expression « Amour et révolte » inventée par le groupe King’s Queer pour parler des féminités et des masculinités dans le roman de Sonia Terrab Shamablanca ; tout en inscrivant ma démarche dans l’appareillage théorique des gender studies… Le politologue Philippe Corcuff a adopté également ce type de démarche dans ses essais.
Vous estimez que penser la place du genre et de la sexualité dans les pays arabes où l’Islam est religion d’Etat n’est pas forcément synonyme de la prise en compte du référentiel religieux. A ce titre, considérez-vous que le féminisme islamique soit intrinsèquement voué à l’échec ?
Il ne s’agit pas de faire comme si les pays arabes, perses ou ottomans n’avaient pas un rapport socio-historique à l’égard de la religion islamique. Toutefois, mon livre s’élève contre la posture culturaliste qui réduit, par exemple, les individus du Maghreb à n’être définis que par une identité islamique figée et monolithique. De plus, le normativisme religieux qui s’applique dans les pays islamiques n’est pas issu d’un héritage inchangé depuis le VIIème siècle et ne fait pas l’objet d’usages sociaux univoques. Il serait plus juste de parler, comme le fait Jocelyne Dakhlia, d’islamicités, c’est-à-dire d’une pluralité de rapports à l’égard du religieux. La tradition se renouvelle, se transforme. Dès lors, si les combats menés par grand nombre de féministes islamiques pour l’égalité homme/femme à travers une nouvelle herméneutique du Coran sont importants, les thèses différencialistes de certaines d’entre elles qui séparent sur le mode de l’allant de soi « Occident » et « Islam » posent problème. Je ne sais pas si les thèses des féministes islamiques, qui ne sont pas forcément homogènes, sont vouées à l’échec mais le risque de verser dans ce que Soufiane El Karjousli appelle « l’islam Mc Donald » est important. Il y a un refus de la mixité et de l’hybridité culturelle chez certaines d’entre elles, qui invitent à ne pas « se perdre dans l’identité de l’autre » ou bien à se différencier des féministes « occidentales », réduites à l’image caricaturale de femmes athées et impudiques. De plus, leur façon de rester silencieuses à l’égard des causes LGBT du monde arabe, sous prétexte qu’un soutien explicite nuirait stratégiquement au combat pour l’égalité homme/femme, n’est pas vraiment une réponse convaincante si l’on a en tête que les luttes égalitaires concernent également les lesbiennes. Amina Wadud est la seule à soutenir les droits des homosexuels et elle a fait l’objet de critiques assez virulentes de la part d’autres féministes islamiques.
La première partie du livre traite de la figure de la femme dans l’espace littéraire marocain. A travers l’œuvre de Driss Chraïbi notamment, vous montrez que l’indépendance du pays a eu un impact non négligeable sur la condition féminine. Comment sommes-nous passés de celle qui « implore Dieu d’accélérer son décès » à celle qui réclame « la liberté et la souveraineté de son peuple » ?
C’est l’évolution du parcours de l’écrivain qui explique les mutations de ses écrits. Les stratégies littéraires de Driss Chraïbi ne sont pas les mêmes lorsqu’il écrit son premier roman Le passé simple dans les années cinquante, sous la colonisation française au Maroc, et lorsqu’il écrit La civilisation ma mère, à un moment où sa carrière d’écrivain a acquis une certaine notoriété. De plus, l’horizon d’attente des lecteurs mais aussi le mode de vie des femmes n’est plus le même. Toutefois, par-delà les différentes productions de la féminité dans l’œuvre de Driss Chraïbi, c’est le virage que va prendre la littérature marocaine entre la fin des années quatre-vingt dix et le début des années deux mille qui est important. C’est là que la sexualité évoquée explicitement, y compris par des écrivaines telles que Ghita El Khayat ou Baha Trabelsi, va prendre son essor. Et là, ce n’est pas tant la liberté et la souveraineté du peuple qui prime mais la liberté et la souveraineté de son corps !!!
Bien après l’indépendance, dans Le jour du roi, Abdellah Taïa dresse le portrait d’une « pute révolutionnaire ». Une « pute » fière de l’être en somme. Une « pute » marocaine « pro-sexe » ?
C’est super joli ce que vous dites là !! Dans Queer Maroc, je cherche à interpréter la réalité sociale en rompant avec tous ces différencialismes nauséabonds, incapables de voir que ce qui rapproche les êtres humains est plus important que ces frontières socialement construites qui les séparent. Dès lors, oui, on peut parler d’un féminisme pro-sexe au Maroc. Pourquoi pas ? Il n’y aurait rien de plus inexacte que de dire que cela n’existe qu’en « Occident »… Au niveau des « putes », il y a cela chez Taïa mais aussi dans certains romans de Mohamed Leftah, notamment Demoiselles de Numidie. Mais cela va plus loin que les travailleuses du sexe marocaines. Dans Amoureuses de Siham Benchekroun, il y a un féminisme pro-sexe, tant chez la dévoreuse d’hommes que chez la lesbienne. Il y a le portrait de femmes qui consomment des hommes ou des femmes en savourant leur jouissance et en s’affranchissant des normativismes puritains. Il y a aussi cela dans Capiteuses de Stéphanie Gaou.
Vous dites à propos des représentations explicites de la sexualité (y compris de l’homosexualité) que « le problème n’est pas tant la censure que l’absence d’un contexte intellectuel favorisant sa réception et son implantation dans l’espace littéraire marocain ». Pourquoi ce contexte peine-t-il à émerger ?
On pourrait dire qu’il y a depuis les années deux mille une sorte de « révolution sexuelle sans révolutionnaires » qui est en train de se produire dans certains pays arabes… Il y a une sexualité qui se réapproprie progressivement mais prudemment l’espace public, sans pour autant rallier un grand nombre de personnes… Cela reste pour l’instant isolé… Cela existe mais cela n’attire pas forcément du monde… On entend tel ou tel écrivain parler publiquement de sexualité devant une salle constituée parfois d’une quinzaine de personnes… Ces discours ne touchent pas encore le plus grand nombre… Mais ils existent… Ils apparaissent de temps en temps, dans des cas de figures inédits… Par exemple, en 2012, j’ai vu pour la première fois dans une salle de cinéma marocaine une actrice tourner des scènes de nu et aller aussi loin sans que cela soit censuré… Il s’agit du film Femme écrite de Lahcen Zinoune.
Dans votre livre, il est également question de transidentités. Dans La nuit sacrée, Tahar Ben Jelloun raconte le parcours initiatique de Zahra, une femme que le père a voulu homme dès la naissance. En quoi ce personnage constitue-t-il pour vous « une sorte d’anti-Laurence Anyways » de la littérature marocaine ?
Il y a chez Tahar Ben Jelloun une vision tragique de la transidentité. Elle symbolise la disharmonie au sein de l’être. Zahra est née fille et son père l’a élevée dans un corps d’homme. Elle vit sa transidentité comme une souffrance, une déchéance. C’est en ce sens qu’elle est le contraire de Laurence Anyways, qui vit sa transition comme un épanouissement. Mais il y a des vies transidentitaires heureuses et harmonieuses dans la littérature marocaine, comme on peut le voir dans le Livre du sang de Abdelkébir Khatibi, dans Rouge henné de Bouchra Boulouiz, dans la magnifique nouvelle de Hicham Tahir, Assim ou bien dans le personnage de Jeanne le travesti dans le roman de Leftah Au bonheur des limbes. J’en profite d’ailleurs pour faire des zagabises à Arnaud Alessandrin, à Karine Espineira et à Maud-Yeuse Thomas, de l’Observatoire des Transidentités, qui m’ont beaucoup aidé sur cette partie de mon bouquin, ainsi qu’à Candice de Laud, Ophélye No souci, aux copines de TXY, Julie Mazens et Alexandra ainsi qu’à Hélène Hazera.