On a lu cette enquête d’Anne Pauly sur l’histoire des cabarets lesbiens parisiens sur le site de la Redbull Académie et on vous invite à faire de même.
En 1936, Madame Moune ouvrait à Pigalle le premier cabaret d’Europe réservé exclusivement aux femmes. Adresse phare de l’histoire homosexuelle féminine et de la nuit parisienne, ce lieu mythique connaîtra de multiples incarnations avant que le vent de gentrification soufflant sur le quartier n’ait raison à son tour de son personnel et de sa clientèle.
La légende, transmise de génération en génération, raconte qu’une certaine Moune Carton ouvrit, parce que les salons lesbiens, très courus à l’époque, devenaient trop exigus — ou peut-être trop snobs — le premier cabaret féminin à Paris, en 1936, rue Fromentin et qu’il s’appela d’abord « Le Fétiche (Chez Moune) ». Puis qu’elle réouvrit dans les années 1950 au 54 rue Pigalle, un club uniquement à son nom qui n’admettait pas les messieurs le dimanche après-midi car s’y déroulait un innovant « tea dance » strictement lesbien. Ce lieu mythique de l’histoire homosexuelle féminine et de la nuit parisienne, à la longévité exceptionnelle — il est toujours ouvert soixante-dix ans plus tard et sa façade, façon Art déco, est classée au Patrimoine —, ne se laisse cependant pas facilement approcher.
Les rares photos de Moune Carton qui circulent en ligne datent des années 1950. Elle y figure toujours en costume trois pièces : c’est une garçonne aux cheveux courts, épaisse, imposante, sûre d’elle, un jules à la Gabin. Sur l’un de ces clichés, elle prend la pose en blanc devant un seau à champagne, sous son propre portrait, les ongles faits. Sur un autre, impressionnant, elle fume, assise à une table, entourée de ses « mounettes », toutes aussi viriles, classieuses et encravatées qu’elle. Sur un autre encore, elle rit, accoudée au comptoir de son bar avec ses « filles ». Sur le dernier, issu d’un reportage américain sur le chic lesbien et le Gay Paree — qui mentionne aussi le Caroll’s, cabaret huppé ouvert en 1949 par une certaine Frédé, rue de Ponthieu — elle danse avec une femme aux cheveux longs, plus jeune qu’elle. « Pour Madame Moune, danser avec la cliente fait partie du travail. Celle-ci est d’ailleurs probablement l’une des seules à être habillée en femme », euphémise la légende.
C’est que la mode garçonne est, depuis les années 1920, un signe de ralliement pour les lesbiennes. Elle a d’abord été pour nombre de jeunes femmes qui ont traversé les épreuves de la guerre, un symbole d’indépendance et de modernité. « Elles qui ont si souvent remplacé les hommes partis au front affirment haut et fort qu’il va falloir passer à une autre époque », écrit François Buot dans Gay Paris, une histoire du Paris Interlope entre 1900 et 1940. « Les longues chevelures au vent, les jolis seins bien en évidence ne sont plus de mise. […] Les jupes et corsets sont remplacés par des costumes d’homme. Le port de la cravate, le fume-cigarettes et les poses viriles accentuent encore le mouvement et amplifient le scandale ».
Le travestissement — plus ou moins appuyé — en homme est une manière de se libérer d’un déterminisme social et sexuel qui réduit encore les femmes à des êtres entretenus, doux et passifs exclusivement tournés vers la procréation. L’époque construit sa modernité « sur la dépouille des vieux règlements : le port des vêtement masculins est interdit aux femmes par la Préfecture de police de Paris depuis 1800. Déroger à la règle donne le frisson de la transgression. La sulfureuse garçonne flirte avec les tabous, elle se maquille et fume en public, comme les prostituées », écrit Christine Bard, spécialiste du sujet, dans le Dictionnaire des culture gaies et lesbiennes.
En relisant la légende, sous la photo, on comprend également que, si Chez Moune fut, comme le dit l’histoire, un refuge pour les lesbiennes, garçonnes ou non, il en fut aussi un pour les entraîneuses — féminines ou masculines —, et les prostituées. On noua certes, rue Fromentin et rue Pigalle, des amitiés entre « inverties » mais aussi et souvent des relations tarifées, parfois même avec des messieurs dont la présence était tolérée en semaine. C’est qu’à la grande époque, les jours ouvrables, les filles travaillaient, entre autres à satisfaire le voyeurisme de ces derniers. Madame Moune, en ouvrant son cabaret féminin, avait vite compris que pour faire vivre un tel établissement, il allait falloir trouver des solutions : les lesbiennes qui fréquentaient l’endroit n’avaient pour la plupart que des moyens modestes, travaillant peu ou pas. Quant aux bourgeoises venues incognito, elles se gardaient des dépenses inhabituelles qu’un mari pointilleux aurait pu remarquer. L’argent arrivait donc par le portefeuille des hommes, qui pouvaient regarder sans toucher.
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