Je ne voulais pas aller le voir ce film au début. Mon père m’en avait parlé, il ne l’avait pas aimé et moi, je trouvais déjà le jeu décalé. Mon père, c’est un peu comme le cinéma dans lequel nous avons grandi, comme la culture patriarcale dans laquelle nous avons toujours baigné.
Le feu
Au début, je disais « Portrait de la Jeune Fille à la perle » en pensant au tableau de Vermeer, confondant deux œuvres qui n’ont absolument rien à voir. Mais le feu, ce n’est pas la perle. Le feu, dans le film de Sciamma, c’est la puissance d’un discours, c’est le courage des personnages, bien réels et bien loin de cette idée de la muse objectisée et sublimée.
La perle, quant à elle, c’est le fantasme absolu dans la culture du viol. Elle est l’innocence regardée puis bafouée. La perle, c’est cette histoire romantique qu’ils se sont en effet racontés, pour pouvoir dominer et abuser.
Le feu, c’est une prise de pouvoir sur la narration de l’Histoire et de nos histoires. À trop avoir écouté des hommes cis raconter les leurs et leurs fantasmes loin de la réalité, le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma est une révolution dans le monde de l’art, dans le monde du cinéma et dans l’Histoire. Il ne s’agit pas seulement de l’histoire que Céline Sciamma nous raconte (histoire d’amour entre deux femmes, (l’une peint et n’est autorisée à ne peindre que des femmes, l’autre sort du couvent et est forcée de se marier), l’avortement clandestin, le suicide, l’amour, l’amitié).
Il s’agit aussi de comment elle la raconte : Céline Sciamma est ici à l’opposé des clichés du peintre et de sa muse, du peintre qui observe et fétichise, de l’homme qui regarde la femme. Et si Héloïse finit par accepter d’être regardée et peinte par Marianne, c’est entre autre parce qu’elle sait que cette dernière saura vraiment la voir, contrairement à tous ces hommes qui ont tenté de la peindre dans les codes, il faut le dire, très patriarcaux de la peinture.
Le film ne raconte également pas qu’une seule histoire d’amour, il raconte une parenthèse un peu enchantée, une communauté entre trois femmes, transcendant presque même la classe sociale. Dans ce huis clos féminin, on dirait presque que le patriarcat n’existe pas.
La page 28
Ce que nous raconte Céline Sciamma ce n’est pas seulement une histoire d’amour qui déjoue les codes hétéronomatifs du romantisme, non, le film de Céline Sciamma nous inscrit dans l’Histoire nous, les femmes qui aimons les femmes. Portrait de la jeune fille en feu nous dit que nous avons toujours existé, que nous avons toujours été là, que nous avons toujours vécu nos histoires d’amour mais que nous nous sommes toujours caché.es. Notre histoire et nos histoires, elles sont dans un livre ouvert à la page 28, dans un tableau, dans une femme qui, dans la foule, regarde une autre femme qu’elle a aimée.
On imagine alors très bien toutes ces pages 28 de l’Histoire et toutes ces femmes qui dans la foule, en regardent une autre.
Le choix de l’amoureu.x.se
Mais la dernière force du récit, c’est la scène de la lecture d’Eurydice. Eurydice, à l’instar du romantisme tel que nous l’avons appris en littérature, que ce soit chez John Keats ou ailleurs, c’est la passion qui détruit, c’est le choix du poète. Le poète, il sublime et il observe, le poète objectifie mais au fond, le poète, il n’aime pas vraiment. Céline Sciamma, elle, elle a fait le choix du véritable amour.
Céline Sciamma a écrit ce film par amour pour Adèle Haenel, comme Virginia Woolf a écrit Orlando pour Vita Sackville West, et je me rappelle alors que mon père me disait qu’il trouvait ça étrange, d’écrire une œuvre par amour pour « une ex ». Mais ce que tous ces hommes n’ont pas compris, c’est que lorsque Céline Sciamma ou Virginia Woolf créent une œuvre par amour pour une autre femme, il ne s’agit tout simplement pas du même amour. Il s’agit du véritable amour: le choix de l’amoureux, ici le choix de l’amoureuse.