Quand je n’écris pas des articles pour vous divertir, je travaille dans l’édition. Alors, vous pensez bien que des maisons, j’en ai fréquentées. Dupuis, Flammarion, Lonely Planet… Mais, Gallimard, c’était une première. Je n’avais encore jamais poussé cette porte du 5 rue Gaston Gallimard. Alors, j’essaye d’être un peu présentable malgré l’averse que j’ai prise en venant lorsque je me présente à l’accueil.
Je prends place dans un fauteuil, sous l’œil d’écrivains célèbres dont les portraits sont accrochés au mur. Certains sont morts depuis longtemps, mais je m’attendrais presque à les croiser, au détour d’un couloir. La réceptionniste, quant à elle, est bien vivante et elle m’informe que la personne avec qui j’ai rendez-vous est en chemin pour venir me chercher. C’est très étrange car, d’habitude, quand je suis dans une telle situation, c’est pour un entretien d’embauche. Est-ce que je suis moins nerveuse pour autant ? Je n’en suis pas certaine lorsque j’aperçois Margot Gallimard descendre les escaliers. Je l’avais vue une première fois, le soir de la soirée de lancement de la réédition de l’autobiographie d’Alice Guy, La fée-cinéma. Et elle m’avait laissé une forte impression quand j’avais compris qu’elle était à la tête de la collection L’Imaginaire. Cette collection aux couvertures blanches sur lesquelles j’ai vu fleurir des noms qui me parlent particulièrement en tant que lesbienne et féministe : Natalie Barney, Monique Wittig, Alice Guy… Des livres que je retrouve perchés sur une étagère du bureau dans lequel Margot Gallimard m’invite à entrer pour nous permettre, à vous comme à moi, d’en savoir un peu plus sur une collection qui sort notre matrimoine de l’oubli.
Bonjour Margot. Pouvez-vous vous présenter et présenter L’Imaginaire. Quel type de livres vous y publiez ?
C’est une collection de semi-poches qui date de 1977 ; une sorte d’intermédiaire entre Folio et le grand format. Les caractéristiques particulières de cette collection, c’est d’essayer de « contrecarrer » l’oubli, c’est aller chercher des textes littéraires mis de côté, des œuvres expérimentales, marginales du monde entier et les rendre de nouveau disponibles. J’ai repris la direction de la collection l’Imaginaire Gallimard fin 2020 en lui apportant un souffle plus queer, plus féministe et plus inclusif. Quand j’ai repris l’Imaginaire, mon instinct m’a conduit à compter le nombre de femmes au catalogue, par curiosité au départ. Quand j’ai compris qu’elles ne représentaient que seulement 10%, je savais qu’il fallait me tourner vers toutes les oubliées. J’ai donc mis mon énergie à fouiller dans les archives que j’avais à disposition mais ailleurs aussi, sur internet ou dans les autres maisons d’édition. Elles regorgent de pépites dont elles ignorent l’existence parfois. Ce qui est fascinant quand on découvre un texte oublié c’est que, très souvent, ils s’en cachent dix autres derrière. Cela se transforme en grande enquête féministe et c’est une enquête permanente. On plonge dans la vie des autrices, dans l’envers du décor romanesque, on fait des ponts, des liens, elles se connaissaient, étaient amies, amantes, ou ennemies. En tant qu’éditrice lesbienne et féministe, ma sensibilité se tourne évidememnt vers toutes les formes de minorité. Dans le catalogue de L’Imaginaire nous retrouvons un bon nombre d’homosexuels comme Violette Leduc, Gertrude Stein, Jean Genet, Hervé Guibert. Plus récemment, nous avons réédité Gilles Leroy avec un texte magnifique : L’amant russe. En avril, nous rééditions Je tremble, ô matador (une histoire d’amour entre une femme trans et un jeune étudiant révolutionnaire sous la dictature de Pinochet), de Pedro Lemebel, un activiste LGBT queer chilien. Lorsqu’on est homosexuel, on est ouvert à toute ces littératures-là, à ces histoires-là, ces histoires niches, plus atypiques. Les « autres » histoires. D’autre part, pour poser une nouvelle lumière sur ces perles littéraires, j’ai recours aujourd’hui à un nouveau système appelé : « Deux voix, deux préfaces » faisant appel à deux personnalités contemporaines. Cela permet un échange de paroles, un dialogue avec le passé, un dialogue entre les auteur.ices et le texte, une porosité dans les temporalités. L’idée est de donner quelques clés au lecteur pour susciter sa curiosité. C’est peut-être ça, la difficulté principale : donner envie aux lecteurs de relire des « vieilleries » merveilleuses qui servent encore à comprendre notre monde. Par exemple, Criquet d’Andrée Viollis, qu’elle a écrit en 1900, est toujours très contemporain pour moi. J’aurais rêvé le lire à 15 ans. Non, à 15 ans, je lisais Balzac, je lisais Radiguet mais Criquet n’a rien à envier au Diable au corps.
(Ce livre dont elle parle, Criquet, écrit par Andrée Viollis en 1934 et publié chez L’Imaginaire, raconte l’histoire d’une jeune fille qui refuse devenir une femme (quand on voit comment le statut fait rêver, surtout à l’époque… on la comprend !) et préférerait à la place devenir un garçon. C’est dans un club de lecture entre copines lesbiennes que je l’ai découvert. Et c’est à ça que je fais référence quand j’enchaîne).
Ces « vieilleries », justement, dont vous parlez, je les retrouve personnellement chez beaucoup de personnes queer ou féministes que je connais. Avez-vous eu des retours spécifiques de la part de ces lecteur.ices-là ? Est-ce qu’on se jette toutes sur Natalie Barney, ou est-ce un cliché ?
Non ce n’est pas cliché, pas pour moi. Les Nouvelles pensées de l’Amazone de Barney, c’est mon titre de cœur, le premier que j’ai choisi de rééditer en 2021. C’est un titre auquel je tiens beaucoup parce que je l’ai cherché il y a 15 ans et je ne le trouvais pas. J’ai dû finalement le trouver chez un bouquiniste, je ne sais plus. Je voulais une ancienne version mais elle coûtait très cher sur internet. C’est en me souvenant de ma première enquête que j’ai décidé que ce serait mon titre baptême de L’Imaginaire. Je n’ai pas beaucoup de retours sur des titres spécifiques, mais plutôt sur un aspect général de la tournure de la collection. Les libraires adorent le nouveau système de voix et on se rend compte de quelques succès avec les chiffres et la presse, notamment pour Alice Guy ou Gisèle Halimi. Je suis contente de vous entendre dire ça, parce qu’on est seul à chercher derrière un ordinateur, sur internet. Parfois les autrices n’ont même pas de page Wikipédia. Ce qui est surtout jouissif c’est la dynamique de la découverte qui génère automatiquement un désir de partage.
Justement, comment se passent les recherches avec de tels textes ? Il y a peu d’informations, finalement !
Vous savez comment ça marche, le féminisme. C’est une histoire d’énergie collective. C’est un mouvement. On y va tous.tes ensemble. C’est un peu ce qu’il s’opère avec les préfaces. Je rencontre un.e préfacier.e. , je lui parle d’un texte, puis on parle d’un autre, puis le texte amène à une autre personne et hop !… C’est un arbre de vie féministe. Quand je rencontre Suzette [Robichon] pour la préface des Nouvelles pensées de l’Amazone, je lui confie mon rêve de rééditer Monique Wittig. Elle me répond aussitôt : « Super, j’en ai un ! ». Ça fonctionne comme ça. C’est beau, non ? Le voyage sans fin avait, je crois, à l’époque été refusé par [les Éditions de] Minuit, c’était devenu un supplément à la revue féministe Vlasta crée par Suzette. Une rencontre est toujours multiple et multiforme. Mes goûts personnels jouent aussi évidemment. Je connaissais Jeanne Galzy, autrice lesbienne publiée principalement chez Gallimard à partir de 1923, année où elle remporte le prix Femina pour Les allongés. Les plus avisées la connaissent, mais c’est une inconnue pour les autres. Pourtant son œuvre est considérable. Les allongés sort en juin dans l’Imaginaire et j’espère qu’une vie en format poche permettra la redécouverte de ce texte par un plus grand public. Des autrices comme Andrée Viollis, c’est grace à Libé que je l’ai découverte. Personne ne la connaît aujourd’hui alors qu’elle était aussi connue qu’Albert Londres. Elle avait publié plusieurs titres chez Gallimard dans les années 30 dont Criquet. Un autre exemple : je réédite en avril La femme qui boit – un texte incroyable autour d’une jeune femme alcoolique – de Colette Andris, une autrices des années 30. Malgré un grand succès, elle aussi tombe dans l’oubli. D’ailleurs l’oubli, on n’y tombe pas, on y mise. Par ailleurs, j’aime aussi fouiller dans les vieux catalogues des maisons d’édition comme Denoël, Le Mercure de France, Flammarion. Elles regorgent de véritables trésors.
Vous parlez du livre de Colette Andris, La femme qui boit, qui sort en avril, mais qu’est-ce qui s’annonce aussi dans le futur, chez L’Imaginaire ?
Nous développons en ce moment un nouveau format « hors-série L’Imaginaire » : deux numéros par an, un format plus grand, presque carré, en couleurs. Nous pourrons bénéficier d’une plus grande liberté éditoriale, pour encore plus de fantaisies. Le premier hors-série L’Imaginaire sort en juin : Traces de Niki de Saint Phalle ; un véritable livre trésor avec des dessins de l’artiste. Le deuxième est prévu pour octobre, il s’agit d’une version augmentée de Ravages de Violette Leduc. Ce roman incontournable de Violette est censuré par Gallimard en 1955, le privant notamment de la partie Thérèse et Isabelle. Rééditer Ravages dans une version qu’aurait souhaité Violette est un vrai défi parce que le manuscrit original n’a pas été retrouvé. L’idée de cet hors-série n’est pas d’établir une version qui va prévaloir sur la version Folio – version validée par l’autrice – mais de proposer une structure qui correspond à son entreprise romanesque, un ouvrage qui rassemble les morceaux expurgés ou modifiés donc Thérèse et Isabelle, l’épisode du taxi et l’épisode de l’avortement à la fin. C’est un véritable travail de dentelle que nous réalisons avec des spécialistes de l’œuvre Leducienne. Les passages censurés réincorporés seront en couleur violette, couleur que nous déclinons tout au long de l’ouvrage.
Est-ce que vous auriez un conseil à donner à des personnes comme vous, qui ont envie de sortir des collections ou n’importe quel genre de projets qui est amené à faire bouger les lignes ?
C’est difficile de faire bouger les lignes, elles sont tellement figées par la culture dominante hétérosexuelle. Dans cette culture transmise, « universelle », on privilégie les hommes. Certes la vague féministe que nous vivons est grandiose et nous aide beaucoup. Mais il ne faut jamais lâcher, au contraire, il faut suivre les conseils de Beauvoir et d’Halimi. Toutes les deux nous ont donné les clés, toutes les deux ont dit que les droits des femmes n’étaient jamais acquis, qu’il fallait rester sur le qui-vive, en permanence. Je pense que c’est vrai. J’ajoute qu’il faut s’entourer. S’entourer de femmes, de personnes féministes avec les mêmes valeurs, on est plus fort.es ensemble. Partager les textes. Continuer à lire Radclyffe Hall aujourd’hui, c’est continuer la transmission, c’est participer à la visibilité. On est en manque d’histoires de femmes. Donc il faut aller les chercher, les partager et écrire. Pour reprendre Wittig, « Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente.[1] ». Oui. On nous a privé de nos mémoires, puisqu’on nous a invisibilisées, lesbiennes ou femmes d’ailleurs… Et bien invente, vas chercher, récupère ou crée. Donc le conseil, c’est d’avoir des idées ensemble et partager sans relâche. Faire lire la mémoire de ces femmes-là qui n’ont pas été assez lues. Parce que ce qui est terrible, c’est que la dynamique de l’oubli est systématique, voire systémique. C’est-à-dire qu’il y a eu des pionnières avant les pionnières, mais, les pionnières elles-mêmes, on ne s’en souvenait déjà plus.
Et justement – pour reprendre cette idée de partage et de transmission – moi je voyais L’Imaginaire en librairie, mais j’ai vraiment découvert avec La fée-cinéma, cette autobiographie d’Alice Guy. J’ai eu envie de la lire, de l’acheter et aussi d’aller à la soirée de lancement au Cinéma Saint-André des Arts. Je me demandais si les événements qu’il y a autour de la sortie des livres c’était aussi pour participer à cette idée de partage et de transmission, d’accompagner les textes.
Oui, bien sûr. Parler d’Alice Guy à plusieurs c’est honorer sa mémoire. Nathalie, Valérie et Céline ont beaucoup œuvré à sa visibilité. Il existe un très beau documentaire sur la pionnière du cinéma fait par Nathalie et Valérie justement, sur Arte. En juin dernier aussi, il y a eu une lecture extraordinaire à la Maison de la poésie pour Le Voyage sans fin avec Nadège Beausson-Diagne, Adèle Haenel, Suzette Robichon et Caroline Geryl. Écouter et voir le texte de Wittig incarné, quel bel hommage ! Les rencontres en librairies, les lectures ou discussions autour des auteur.ices, c’est quelque chose qu’il faudrait que la collection mette en place plus facilement. C’est dans mes projets. Toujours dans cette optique de transmettre et de partager les mémoires.
Si jamais vous aviez un livre de la collection à recommander à une personne saphique qui ne connaît pas encore la collection et qui pourrait avoir envie de la découvrir…
Je suis habitée par Violette Leduc ces temps-ci ; j’aimerais dire Ravages. Toute l’histoire éditoriale autour de cet ouvrage est fascinante, et cela fait partie intégrante de l’histoire de Violette. Cette censure l’a vraiment atteinte dans son âme, dans son identité. Les conséquences ont été déterminantes dans sa vie d’autrice. Mais il faudra attendre octobre pour le découvrir. Je parlerais alors de La Bâtarde de la même autrice, très emblématique de la collection. Ou Trésors à prendre ; oui c’est très Violet[te] dans ma tête. Il faut savoir que je leur parle beaucoup à mes mortes. Enfin, à mes morts tout court, parce que si vous ne parlez que de femmes tout le temps, on vous… Attendez, où est-ce que je l’ai mis ? [Margot Gallimard se met en quête d’un carnet qu’elle retrouve rapidement. Elle m’invite à m’y pencher avec elle. À plonger dans tous les noms de ces autrices qui noircissent ces pages.] Ce sont les femmes de L’Imaginaire, figurez-vous. Ça, c’est toutes celles que j’ai ajoutées, il y a encore du pain sur la planche. Le texte phare de la collection et lesbien c’est Le Puits de solitude de Radclyffe Hall. Roman interdit en Angleterre en 1928, publié en France en 1932 par Gallimard. C’est absolument sublime, un chef-d’œuvre. L’écriture ici est à l’opposé de Violette Leduc, on a quelque chose de retenu, de très structuré. Le roman parle d’homosexualité, sans jamais l’expliciter. Leduc, c’est la recherche de la sensation physique, du sentiment violent, c’est plus direct, plus brutal. Personne n’a jamais décrit le désir entre femmes comme elle, le désir tout court d’ailleurs. Voilà, je dirais toute l’œuvre de Violette Leduc et Le Puits de solitude de Radclyffe Hall.
Un mot de la fin, peut-être ?
Parlons de l’oubli, des livres de ces femmes oubliées. Écrire c’est déjà une forme d’émancipation, d’autonomie, de liberté, de plaisir. Tout ce qui ne les définit pas, pourtant – quand elles le pouvaient – les femmes écrivaient, de tous temps, en tous lieux. Elles ont écrit puis ont été effacées, au fur à mesure, petit à petit et ce depuis le Moyen Âge. Souvent malgré leurs publications et malgré les succès. L’objet livre ne suffit pas, cela ne reste pas. Même les prix littéraires ne suffisent pas. Savez-vous qui est la première femme à avoir eu le prix Goncourt ? Elsa Triolet, dont les gens ne parlent plus ou très peu. On parle d’abord d’Aragon pour enfin l’évoquer. C’est donc crucial de chercher notre mémoire, de chercher les textes de notre matrimoine. C’est un besoin personnel, mais c’est un besoin pour de plus en plus de gens, de trouver des représentations. Quand les femmes, les lesbiennes, ou les gays et les personnes trans écrivent, ce ne sont pas les mêmes histoires. Ce sont des écritures incarnées par l’oblique. Aujourd’hui, c’est nécessaire de se souvenir et d’aller chercher. Alors si on peut participer à la visibilité, faisons-le. Surtout s’il y a des personnes comme vous qui viennent dans mon bureau pour me confirmer que c’est important. Je suis contente pour Natalie, qui nous regarde et sourit.
Oui, je suis certaine aussi que ça doit l’amuser, Natalie Barney, de là où elle est. J’imagine son sourire en coin en me voyant repartir de cet entretien avec un exemplaire de Je me souviens… sous le bras, après avoir discuté encore quelques instants avec Margot Gallimard. Dans ce bureau où repose le manuscrit du futur exemplaire réhabilité de Ravages, et où, moi aussi, le vertige m’a saisi quand Margot a évoqué l’oubli. « Est-ce qu’on peut se rendre compte de l’ampleur ? C’est depuis la nuit des temps, donc ça veut dire que l’Histoire aurait été complètement différente. L’Histoire qu’on apprend, l’Histoire qu’on connaît, c’est une Histoire faussée », a-t-elle dit. Et comme elle a raison. Alors, en rentrant chez moi par la ligne 13, j’ouvre le Barney et je me plonge dans ce matrimoine qui nous est rendu. En souhaitant que sa lecture parvienne, d’une manière ou d’une autre, à l’adolescente que j’étais et qui aurait tant aimé le découvrir à l’époque. Peut-être que son histoire à elle aurait alors été bien différente…
Un grand merci à Margot Gallimard pour son accueil et pour cette discussion passionnante. Un grand merci également à elle et son équipe pour ces livres merveilleux. Et enfin, un grand merci aux mortes et aux vivantes qui les ont écrits. Violette, Alice, Natalie, Colette, Annie, Jeanne, Niki, Agnès et les autres… celles que nous ne connaissons pas encore et que L’Imaginaire nous permettra enfin de rencontrer.
[1] Les Guérillères, Monique Wittig, 1969.