Sidonie travaille dans un ministère où elle cache précautionneusement son homosexualité. Dans le premier épisode, débarquait Alice, jeune stagiaire décomplexée et ouvertement lesbienne. De quoi faire vaciller les entraves de la discrète Sidonie.
Tout va bien dans l’open space. La jeune stagiaire, Alice, s’adapte parfaitement. Bosseuse, sociable, elle a selon moi un très bon profil. Et puis, il y a cette homosexualité sereine, qui lui colle à la peau, qui n’en finit pas de me clouer sur place. (Je suis, je le rappelle, une quadra au placard.)
Et voici donc cette deuxième leçon. Elle me la donne, je la prends dans la face, le lendemain de son arrivée :
Cela se passe en plein open space. Alice est assise à quelques mètres de moi, derrière une cloison. Elle suit la séance de formation « Utiliser les outils de mise en ligne » avec un collègue qui est censé lui enseigner les rudiments du métier. Il est, comme on dit dans le jargon, « primo formateur ». Je l’appellerai Mehdi. C’est un « contractuel » (moins précaire que le stagiaire, il a un contrat plus long et renouvelable).
Mehdi ne met pas longtemps à comprendre qu’Alice connaît parfaitement les logiciels ; il passe donc aux exercices. Mise en pratique, bon, bon, j’écoute un peu, je suis chef, quand même.
Mehdi : Et donc, tu as rentré les mots clés, tu valides, impeccable.
Alice, les doigts dans le nez, ne rencontre aucune difficulté. Bien. Rassurée, je retourne à la relecture d’une brève transcendante sur le départ d’un ponte et l’arrivée d’un autre. Je me ferme, je me concentre : » l’ancien ponte, connu comme le loup blanc, le nouveau ponte, connais pas, un énarque, mazette… »
Alice et Mehdi papotent un peu.
Mehdi : Il y a plein de formations ici. En ce moment, je vais à « Écrire pour le web ».
Alice : C’est bien ?
Mehdi : Top. C’est avec Cécile Favert.
Cécile Favert : petite blonde, coquette, premier étage, chargée de formations, sympa. Passons. La brève, la bio du nouveau ponte : « un élan nouveau pour la Direction des gnagnagna, le personnel attentif gnagnagna, restructuration du service gnagnagna, remaniement de la cellule gnagnagna… » Tiens, une faute d’accord.
Mais la conversation des jeunes me perturbe à nouveau :
Alice : C’est le cours qui est bien, ou c’est la prof qui est bien ?
Mehdi : Les deux…
Alice : À ce point-là ?
Mehdi : Oh oui…
Ils rient. Ils ont oublié l’open space, les oreilles qui traînent partout. Mais passons, passons : « un travail de terrain gnagnagna, modernisation, conception, gnagnagna, politiques transverses, gnagnagna… mener à bien la mission gnagnagna… »
Et puis :
Alice : Tu kiffe ta prof, quoi.
Mehdi : Ouais. Mais je kiffe souvent mes profs, en fait…
Alice : Moi aussi ! J’ai eu une histoire avec ma prof de français, au lycée…
Woa… Je suis derrière ma cloison, heureusement, à l’abri des regards. Je peux partir en arrière, tomber dans mon fauteuil, les bras ballants. Woa…
Les yeux au plafond, je prends une grande inspiration.
Mehdi : Tu as dû avoir de bonnes notes !
Alice : Pfff… J’étais la meilleure de toute façon !
Ça, ça ne m’étonnerait pas. Bon, il va falloir que j’intervienne. On n’est pas au troquet du coin, quand même.
Mehdi : C’est elle qui t’a branchée ?
Alice : Tu parles, je l’ai draguée tout un trimestre avant qu’elle ne me remarque. Elle ne voyait rien, j’ai galéré…
Assez, je dois les arrêter. Ils parlent trop fort. Je me lève. Soudain, ils se taisent. Allez, allez, les merdeux, oust, la formation est terminée. Je passe sans un mot, sans un regard, et me dirige vers le « Pool imprimantes ». Mehdi retourne à son bureau, Alice reprend consciencieusement le nettoyage de l’Intra.
Purée j’aurai besoin d’une clope.
Est-ce que je parle, moi, de cette monitrice de camp de vacances ? Non. J’avais quinze ans et elle vingt. De mon point de vue, c’était une femme, elle m’impressionnait. Une arménienne qui m’écrivait des mots de russes, des « je t’aime » dessinés au stylo bic. Я тебя люблю. ya tibia lioubliou. Un canon, un appart à Paris, de la thune, une aisance… Et elle me désirait tellement… Et les livres, les cinémas, les bars, découvrir la vie, la nuit, quand on est si jeune… Oh, je ne suis pas allée bien loin… Mais je l’ai littéralement adorée. Et vice-versa. Elle a pris peur, (gare au détournement de mineur), elle a disparue de ma vie. Ce qui m’a fait le chagrin le plus immense de tout l’univers. Elle s’est arrachée de moi. J’ai suffoqué. En grande banlieue, en bleu marine, j’ai vécu en apnée pendant trois ans, cloîtrée dans l’abbaye d’un vieux lycée. Avec des profs serrés du cul, des camarades pâles et chiants, de gentilles dames de cantine en tablier blanc qui voulaient me « remplumer », et, heureusement, une bibliothécaire qui assouvissait ma soif frénétique de romans. « Si je ne lis pas, je vais crever. » L’odeur de la vieille poussière, associée à jamais au manque, au silence, aux jours qui ne passent pas, à cette lettre d’elle qui n’arrivera jamais. Et tout le travail qu’il faut pour tout enfouir, tout cacher, et renoncer, quel effort, de renoncer… Ma solitude. Vomir. Avoir mal dans les tripes loin, loin, loin. Bon sang ! Est-ce que j’en parle ? Est-ce que j’en parle, est-ce que j’en ai jamais parlé ?
J’enrage. J’en pleurerai. Non mais Alice ! Non mais Alice avec sa prof de lycée ! Du haut de ses vingt-trois ans, elle évoque l’histoire avec sa prof de lycée! En plein open space ! Petite conne ! Tiens, Grand-mère ! Une leçon dans ta face ! Et vlan ! Et l’arménienne qui remonte ! Quelque part, ça m’énerve ! Tout m’énerve ! Prendre des claques m’énerve ! Alice m’énerve ! Je m’énerve moi, moi-même, je me trouve tarte, tapette !
L’imprimante réclame du papier. Et pourquoi c’est toujours le chef qui remet du papier, dans cette turne ?
Je sens mon cœur qui bat. J’espère que je ne suis pas rouge. J’ai chaud. Je tremble en remettant une ramette de feuilles A4 dans le tiroir du haut. Ma colère me vexe. Je suis injuste, jalouse. Je baisse dans mon estime…
Je me rattraperai avec la leçon n°3 : Homosexuelle, et alors ?
Sidonie