L’odyssée Rafiki

Premier film kényan à être sélectionné au Festival de Cannes, Rafiki est l’histoire d’une rencontre entre deux jeunes femmes, Kena et Ziki, dont l’attirance réciproque va se retrouver confrontée à la société kényane conservatrice. Interdit au Kenya pour « apologie du lesbianisme », nous avons eu la chance de discuter avec la réalisatrice, Wanuri Kahiu. Rencontre.

Wanuri Kahiu se définit avant tout comme une artiste, non pas comme une activiste. Pourtant lorsqu’on lui demande les origines de Rafiki, tout porte à croire qu’elle est une activiste née. Adolescente, la majorité des films présentaient des histoires d’amour entre personnes blanches, laissant supposer que cela leur était réservé. Le jour où une romance entre personnes d’origine africaine est présentée sur grand écran elle en est bouleversée. Cela lui ouvre les yeux sur la nécessité de représenter des histoires d’amour africaines pour que le public puisse s’y identifier. C’est ce chamboulement de l’être qu’elle a souhaité porter à l’écran en adaptant la nouvelle ougandaise Jambula Tree de Monica Arac de Nyeko, dont le sujet principal est une histoire d’amour entre deux jeunes femmes.

Le Kenya a la particularité d’être le pays le plus développé d’Afrique de l’Est qui accueille le plus de réfugié.e.s LGBT alors que l’homosexualité y est considérée comme un crime passible de 14 ans de prison selon une loi datant du colonialisme britannique. Cherchez l’erreur.

Le scénario de Rafiki est présenté à la Kenya Film Classification Board (KFCB), organisme de l’État qui délivre les licences pour tourner un film au Kenya et qui donne son feu vert. Sauf que cela implique la présence de deux policiers armés d’AK47 pour soi-disant assurer l’équipement du film alors qu’il s’agit d’une façon détournée d’espionner tout ce qui s’y passe et permet d’arrêter le tournage s’il est contraire aux valeurs du pays. Ambiance.

S’ensuit alors un tournage équilibriste où Wanuri tient en lieu sûr son scénario, envoie ses images chaque semaine à l’étranger et tourne les scènes intimes en fin de production. Le film terminé, la commission de classification de la KFCB demande à la réalisatrice d’en modifier une partie, ce qu’elle refuse, ce qui vaut au film d’être interdit au Kenya. Cette censure inattendue est interprétée par Wanuri comme « une volonté d’invisibiliser l’existence des personnes homosexuelles ». Déçue mais déterminée à contester la décision, Wanuri est la première réalisatrice à attaquer en justice la KFCB en arguant le fait que la Constitution kényane protège la liberté d’expression et de création des artistes. Le 21 septembre la justice kényane a partiellement levé cette censure pendant 7 jours pour permettre à Rafiki de concourir aux Oscars.

Rafiki est une pépite à tous les niveaux. Non seulement grâce à son casting, les actrices Sheila Munyiva (Ziki) et Samantha Mugatsia (Kena) nous offrent un jeu tout en finesse permettant de retransmettre au public les émois – et errements – d’un premier amour, mais aussi grâce à son équipe de production majoritairement féminine qui a su présenter un film mettant en avant les femmes fortes et courageuses. Le film s’inscrit dans l’« afro bubble gum art», art crée par Wanuri et regroupant la jeune génération d’artistes africain.e.s. Son but est de montrer une autre image de l’Afrique : joyeuse, dynamique et festive. Cela se traduit dans le film par des images léchées, pop et colorées, une bande originale réalisée par de jeunes artistes africain.e.s, des vêtements alliant tissus traditionnels africains et modernité sans oublier les références à des artistes telles que Zanele Muholi, Wangechi Mutu ou Mickalene Thomas. Rafiki apporte de la fraîcheur à une filmographie lesbienne souvent décevante sur le fond comme sur la forme et a le mérite de donner de la visibilité aux lesbiennes en Afrique grâce à la détermination de femmes telles que Wanuri Kahiu.

Après une semaine de projections autorisées dans trois villes au Kenya, Rafiki est devenu le deuxième film y faisant le plus d’entrées avec 6 500 spectateurs/trices, devant des blockbuster hollywoodiens. Toutes les séances affichaient complet.

Le film étant de nouveau interdit au Kenya, Wanuri Kahiu a relancé une procédure pour qu’il soit visible par son public. A suivre…

Emmanuelle

Caution militante et intersectionnalité de la team, hyperactive touche-à-tout (nous n'avons toujours pas compris quel était son vrai métier), co-fondatrice des soirées Peaches & Cream, DJ à ses heures perdues.