Régulièrement mise au tapis par des crises spasmodiques, Manon a mis dix ans à obtenir un diagnostic. Entre-temps, elle aura tenté de convaincre beaucoup de médecins que « non, Messieurs, ceci n’est pas de l’hystérie… » avant de tester une longue liste d’improbables remèdes.
Texte initialement publié dans la revue Z (texte : Manon Wallenberger, illustrations : Nadia Von Foutre)
Automne 2006, Paris, Goutte-d’Or. J’ai 20 ans et je suis à poil sur la table, venue pour faire un examen. Je ne sais pas ce que c’est, sur mon ordonnance il y a un nom bizarre et effrayant : « hystérosalpingographie » . L’assistante a l’air perplexe : « Mais vous voulez des enfants ? » « Heuuu, non, c’est plutôt l’inverse. Mon gynéco n’a pas réussi à me poser un stérilet, alors il m’a prescrit ça, pour voir. » Hochement de tête surpris, elle se tait et revient avec une seringue énorme, un objet de torture du Moyen Âge, je mets un moment à comprendre, elle ne va tout de même pas s’en servir sur moi ? Il va servir à m’injecter un liquide opacifiant et froid dans l’utérus, m’explique-t-elle. Il faut y aller avec force parce qu’il faut également déboucher les trompes. Mes trompes ! Si fines, si délicates, si douloureuses. Pendant ce temps on me mitraillera de rayons X. Je suis terrorisée. Je serre les dents pendant les radios. Je sors en pleurant, j’ai l’impression d’avoir été violée, je n’ai rien compris, rien pu faire, et en plus j’ai dû payer pour ça.
Un an plus tard, j’apporte les résultats à mon gynéco. Il regarde le document, médusé : « Mais enfin, qui vous a prescrit ça ? »… « Ben, vous. » Silence gêné. « C’était une erreur. Une simple échographie aurait suffit. » J’aurais dû lui brûler sa voiture.
Règles douloureuses, un jour d’hiver dans la rue. Faiblesse soudaine, les cuisses, le bas du ventre, les reins, tout tire et brûle, ça mord, j’ai l’impression que tout s’enflamme dans mon ventre, je m’assois, pliée en deux sur le trottoir, et finis allongée par terre, essayant d’appeler chez moi pour qu’on vienne m’aider. Je connais la suite : après le chaud, les nausées, la tête qui tourne et l’envie de me coucher par terre viendra le froid, le besoin d’une bouillotte et de me recroqueviller sous les couettes en attendant la fin du monde ou du moins la fin des douleurs. Et ça passera, en deux, cinq ou huit heures, avec ou sans vomissements, avec chaque fois l’impression que je me vide et qu’il ne reste ensuite que de la faiblesse et de la tristesse.
Métro. Crise. Douleurs intenses, j’ai juste le temps de vomir dans une poubelle. Je vais tomber dans les pommes. Je dois m’asseoir, m’allonger, non, il faut que j’aille aux toilettes, vite, pas le temps, je baisse mon pantalon et fais par terre. Regard baissé, j’ai honte à travers le brouillard. Prochaine rame, je monte comme je peux, je n’ai plus de force, glisse le long de la barre par terre, joues sur les mains, cheveux traînant par terre, j’ai chaud, j’ai mal, j’en peux plus. Pourquoi personne ne m’aide ? Ils doivent me prendre pour une junkie. J’ai soif, demande de l’eau, on me tend un mouchoir. Sortir. Ils sont longs ces couloirs. Quelqu’un me demande s’il faut appeler une ambulance. Non, il faut juste que j’arrive jusqu’à mon lit.
Ces crises arrivent sans prévenir, tous les quelques mois ou toutes les quelques semaines, en train en Inde, au mariage de supers copains, chez les parents. Souvent je les ai prises pour des gastros fulgurantes. J’ai mis du temps à faire le rapprochement avec mes règles, et je découvre aujourd’hui que je suis loin d’être la seule à les avoir vécues.
Septembre 2015, hôpital d’Avignon, je viens de confirmer avec une IRM ce que ma mère avait deviné il y a sept ans. J’ai bien de l’endométriose. « D’ailleurs, dit le médecin derrière son écran, en ce moment même, ça saigne. » Étonnant. Je n’ai pas mal, je n’ai pas mes règles et je ne suis ni en milieu ni en fin de cycle. Pourtant il y a dans mon ventre des tissus échappés du bocal, des cellules sorties de mon utérus, décollées de mon endomètre, qui se baladent, sortent par les trompes, s’installent ailleurs, fluctuent, saignent et s’enflamment cycliquement. Symbolique comme désordre. Symbolique et terriblement douloureux. Moi pour le moment je suis presque contente. Ce qui est validé là, après dix ans de douleurs, c’est que non, messieurs-dames, ceci n’est pas de l’hystérie. C’est de l’endométriose.
Youhouuu ! Un mot sur les maux. Enfin. Je vais pouvoir être malade quand on me soupçonnait d’être fainéante ou hypersensible. Enfin une excuse raisonnable validée scientifiquement pour ne pas travailler quand j’ai mes règles. Surprenant comme il faut parfois un diagnostic médical pour valider des besoins fondamentaux. Dire le mal ne l’arrêtera pas, mais dieu que c’est bon d’avoir raison ! Oui que ça fait du bien de sentir qu’on a compris des années avant les médecins, l’institution médicale sacro-sainte, le CORPS médical, qu’il y avait un problème. Et qu’il est bon d’avoir réussi un auto-diagnostic féminin en famille. Merci maman, merci ressenti, merci intuition.
Les tissus hystériques
Je me demande ce qu’ils veulent me dire ces tissus et ces cellules qui vont là où ils ne devraient pas aller et saignent et m’enflamment et me plient en deux de douleur sans prévenir. Le ventre en champ de bataille, la fatigue, le manque d’énergie et les incessantes visites chez une armée de gynécologues incompréhensifs, qui prescrivent pilule et antidouleurs plus facilement qu’ils n’écoutent les mots de leurs patientes, auront duré dix ans. Classique. Parce que l’endométriose, c’est au moins une femme sur dix qui en a, une dizaine d’années de retard de diagnostic en moyenne, de fortes chances d’être stérile, et surtout aucune réponse médicale satisfaisante. Ni sur le diagnostic (difficile, certes, mais enfin si au moins une femme sur dix en a, ça fait un paquet de chances d’en rencontrer dans vos carrières messieurs-dames les médecins) ni sur le traitement.
L’endométriose, on ne sait pas vraiment ce que c’est, pourquoi, comment, combien de femmes en ont, en souffrent, si c’est un symptôme, une maladie, un désordre psychosomatique, ou une réponse du corps à nos modes de vie. On soupçonne l’exposition in utero à du bisphénol A, les dioxines, les œstrogènes de synthèse présents entre autres dans les cosmétiques ou dans l’eau (où ils sont issus des résidus contraceptifs), les perturbateurs endocriniens en général, notre alimentation industrielle tout comme le fait d’avoir ses règles en continu pendant aussi longtemps (c’est la première fois dans l’histoire humaine que les femmes ont si peu d’enfants, et si tard). On soupçonne également le sperme de ton mec, les gènes de ta mère, le péché de ton arrière-arrière-grand-mère ou tout à la fois. Faut pas déconner Ève, on t’avait prévenue, bordel.
Mes années de galère gynécologique ont au moins permis une chose : d’apeurée et crédule devant les médecins, je suis devenue méfiante et renseignée. Et si je veux tomber enceinte ? Le médecin déconseille. Mieux vaut suivre un traitement ou opérer avant. Il est fou ! Sept ans que je demande à tous les médecins « et ça ne pourrait pas être de l’endométriose ? », sept ans pour leur extirper une IRM et un diagnostic et là, du jour au lendemain, il faudrait opérer ? Je planque mes résultats en vitesse. On a attendu dix ans mon ventre et moi pour avoir des réponses et un diagnostic. Décision prise : aucun médecin ne touchera ni mon sexe ni mon ventre, encore moins avec un objet tranchant dans les mains. Rien du tout. Attendez les gars, je sais lire et j’ai accès à Internet, alors vous savez quoi ? Je suis au courant. Les traitements proposés sont soit les hormones de synthèse, soit des opérations. SAUF QUE, et c’est bien indiqué partout, tout cela ne soigne pas. Ça peut calmer les douleurs, mais on a une chance sur deux de connaître une récidive après l’opération, et les hormones de synthèse je m’en méfie comme de la peste. J’ai déjà du mal avec la pilule, je ne me sens pas prête pour une mise sous ménopause artificielle à même pas 30 ans.
Cette fois c’est moi qui vais me prendre en main : je veux comprendre ce qui m’arrive et je vais m’en donner les moyens. Je me laisse un an pour voir ce qui ne va pas et me soigner. Comprendre un peu plus ce que mon corps me dit sur la vie et ma capacité à être autonome. Chiche, en automne, si je le sens, je refais une IRM, et je serai guérie.
Chaudron sacré et tisanes à l’alchémille
Endo-girls, vous êtes des milliers et me voilà parmi vous ! Je nage à travers la toile entre blogs, témoignages accablants et vidéos de femmes racontant leur ablation de l’utérus après quinze ans d’opérations incessantes et de traitements hormonaux épuisants. Il y a des images atroces de scalpels sur des ovaires, des bouts de chair de femmes partout. Des kilomètres de désespoir qui dégoulinent sur Doctissimo.fr. Et ce discours victimaire qui me tue. Victime peut-être, mais pas de la maladie, enfin ! Des médecins, des erreurs médicales ou des retards de diagnostic je veux bien, mais la bataille est inégale. Nous on est à poil et endormies, eux sont réveillés et armés de scalpels.
Je reconstruis lentement, étape par étape, le parcours de ma maladie. Réalisant que les douleurs ont commencé après l’hystérosalpingographie. Pendant des années, j’ai eu l’impression que le liquide qu’on m’avait injecté me brûlait encore, ou qu’il était sorti par les trompes et stagnait dans mon ventre. J’apprendrai bien plus tard, lorsque la colère aura pris le pas sur le reste, que l’hystéromachin est habituellement prescrite aux femmes qui n’arrivent pas à faire d’enfants, pour déboucher leurs trompes. J’en garderai une méfiance énorme envers les interventions dans cette région de nos corps, et cela changera mon regard sur la FIV [ndlr : fécondation in vitro]. D’autant plus qu’une ablation de kyste quelques années après (intervention qualifiée de banale et routinière) me laissera douloureuse et déprimée pendant des mois. Cette première intervention aura inauguré dix années d’escalade dans les douleurs de règles et la peur de la stérilité, accompagnée d’une perte de confiance progressive dans les médecins et gynécologues que j’ai pu rencontrer.
Sur le site de l’Inserm, à « Endométriose », j’apprends que les cellules baladeuses (endométriales) se fixent principalement sur les lésions existantes. Donc, si je comprends bien, les cicatrices laissées par mon ablation de kyste, celles que laissent les interventions chirurgicales sur et autour des organes génitaux et les curetages (curetages ? mon avortement ! ma fausse couche ! ils auraient pu me prévenir…) n’ont fait qu’aggraver les choses ? Mais alors, toute opération ouvre la voie à une aggravation de l’endométriose ? L’appelle quasiment. Comment se fait-il que l’on ne mentionne jamais ce risque aux femmes à qui l’on prescrit une opération pour enlever les foyers d’endométriose, voire à qui on enlève les trompes et l’utérus ?
Merde, je tourne en rond sur Internet. Envies de luttes anéanties par la lecture compulsive de tous ces articles accablants. Il me faut une cure de désintoxication. Je change de stratégie et pars à la recherche de témoignages positifs et improbables, du genre « je m’en suis sortie en ne mangeant que des fruits pendant trois mois et en faisant du yoga nue en Ukraine ». Je m’en doutais : des guérisons, il y en a. Ça confirme un truc assez logique : puisqu’on ne sait pas expliquer le pourquoi ni le comment de l’endométriose, il ne faut pas s’étonner qu’on ne sache pas non plus pourquoi elle disparaît chez certaines, pourquoi la grossesse peut la soigner, ou pourquoi désintoxiquer son foie, arrêter les excitants et le sucre, pratiquer la danse du ventre, le tantrisme à plusieurs, le taï-chi, le tango et les cures d’argile (voire tout à la fois) peuvent avoir des effets miracles. Mon corps est un mystère, ma cure doit l’être aussi.
C’est décidé, cette année je vais y mettre le paquet et le prix. Je m’en vais réveiller mon chaudron sacré en vitesse. Je teste tout : me glisser des œufs de jade dans le vagin et les faire circuler, échanges de massages du ventre et des seins contre des soins thérapeutiques étonnants et variés, kinésiologie, shiatsu, ostéopathie bonjour ! Bénédiction de l’utérus, yoga, chant, diète taoïste, suppression du gluten, du sucre, des produits laitiers et des excitants. Franchement, ça ne pourra pas être pire que l’attente anxieuse de la prochaine crise de douleurs, la honte d’en parler et l’impression d’être névrosée de l’utérus. Testez donc le jus de citron chaud à l’huile d’olive et à l’huile essentielle de thym à jeun le matin : dégueulasse mais efficace.
Je m’en vais voir des médecins chinois, une réflexologue plantaire et, si ça ne suffit pas, j’irai chez les sorciers, les rebouteux et les chamanes. J’ai des adresses. Et je lis : sur la gynécologie alternative, les règles, l’endométriose, les messages du corps, la symbolique des douleurs. Je bois : des tisanes à l’alchémille, au framboisier, à l’ortie et à l’achillée mille-feuille. Tous les jours. Je mange bio, vraiment. Et je me chauffe les reins, en gardant mon ventre au chaud avec un foulard, tous les jours.
J’apprends à m’écouter. Faire à mon rythme, ce que je veux et ce qui me fait rêver. Ouvrir et respirer à nouveau dans mon bassin. Me rendre compte que je m’étais refermée face à la douleur. À force de ne pas savoir comment y faire face (ni même si elle était réelle, ou simplement « imaginaire »), de redouter une crise à n’importe quel moment, c’est toute la zone de mon bassin qui devenait terre blanche, zone interdite. Faut dire qu’avoir plusieurs jours par mois l’impression d’avoir un robot mixer dans l’utérus n’aide pas à se faire une image agréable de cette zone de son corps. Alors je remplace les maux terribles par des mots doux, et je me les répète à volonté en me massant tous les matins. Plus d’utérus mais une porte sacrée, plus de vagin mais un palais de jade, une fleur, une anémone, une source pétillante entre les jambes. Et j’accepte de ne pas travailler lorsque ça ne va pas. C’est pourtant tellement évident. Aucune douleur ne devrait être ignorée, jamais, si elle est là c’est pour dire quelque chose. Même lorsque ce sont des douleurs de règles. Contre l’injonction du travailler plus : vivre mieux et dormir plus ! Retrouver ma santé en entrant en résistance. Illich après tout définit les gens bien portants comme ceux qui n’ont pas besoin de « l’intervention d’autocrates pour s’accoupler, enfanter, assumer la condition humaine et mourir » .
Quelques mois après le début de mes découvertes ésotérico-féministo-mystiques, je suis enceinte sans l’avoir prévu. J’ai souvent lu que l’endométriose régresse au cours de la grossesse sous l’effet de la progestérone, et que bien des femmes n’ont plus de problèmes après. Alors que je craignais d’être stérile, cette grossesse pourrait faire partie de ma guérison. Naissance prévue à l’automne. Après, si je le sens, je ferai une IRM.
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