Vous ne la connaissez peut-être pas et pourtant, c’est une des rock stars du féminisme lesbien aux États-Unis. Phyllis Lyon, décédée le 10 avril 2020 (sans rapport avec le coronavirus, elle avait juste 95 ans, avouez que ça change) fut une des grandes activistes lesbiennes du XXe siècle.
Née le 10 novembre 1924 à Tulsa, en Oklahoma, elle grandit à une époque où tout « déviant.e » (c’est vraiment le mot employé, ça ne s’invente pas) à la norme hétérosexuelle vit autant dans le placard que le royaume de Narnia. D’ailleurs, on ne parle pas d’homosexualité mais d’homophilie, mes braves gens. Le sexe, c’est sale, et alors le sexe entre femmes, n’en parlons pas.
Un couple iconique
En 1953, Phyllis rencontre Del Martin : elle porte un tailleur vert et un attaché-case, le cœur de Phyllis s’emballe. Elles se retrouvent à San Francisco quelques années plus tard et c’est tellement le big love qu’elles resteront ensemble 55 ans, jusqu’à la mort de Del en 2008, deux mois après leur second mariage. Car oui, ce couple iconique s’est marié deux fois et pas des moindres : la première fois en 2004 lorsque le maire de San Francisco, Gavin Newsom, donne l’autorisation de marier les couples homosexuels de sa ville, bien que cela soit encore illégal dans le pays. D’ailleurs, la Cour Suprême de Californie s’empresse d’annuler ces mariages au bout de deux mois. Mais Phyllis et Del n’ont pas dit leur dernier mot et obtiennent leur revanche le 16 juin 2008, lorsque le gouvernement fédéral autorise enfin les couples de même sexe à se marier : non seulement elles se remarient mais elles sont les premières à le faire dans tout le pays ! I-co-nique, vous dit-on.
Mais les années 50 sont encore loin de la libération gay, insufflée par les émeutes de Stonewall, et le quartier de San Francisco où elles emménagent, Castro – plus tard capitale gay et haut-lieu de la contreculture – est à l’époque bien blanc et bien catholique. Pas de lesbiennes à l’horizon, si ce n’est un couple de copines qui proposent à Phyllis et Del de monter un club pour permettre aux femmes qui aiment les femmes de se retrouver en toute discrétion pour discuter et danser : c’est le début des Daughters of Bilitis1 (« les Filles de Bilitis »).
Daughters of Bilitis
Et de la discrétion, il en fallait car il ne fleurait pas bon d’être lesbienne : le début de la décennie voit l’apogée de la parano anti-communiste et homophobe du gouvernement américain, notoirement illustrée par la « chasse aux sorcières » du Sénateur Joseph McCarthy qui cherche à débusquer ces « anti-américain·es » de tous les services publics. On parle alors de « Lavender Menace » (« Peur violette ») : toute personne homosexuelle est perçue comme une menace à la sécurité du pays et des politiques discriminantes se mettent en place pour les licencier éhontément. Phyllis, Del et leurs amies se retrouvent donc dans le plus grand secret car chacune des huit lesbiennes qui composent leur club risque de perdre son travail, son appartement, sa famille, ou la garde de ses enfants (comme ça a été le cas pour Del Martin).
D.O.B présente aussi une alternative aux bars gays dans lesquels descend régulièrement la police. Elles offrent aux lesbiennes un safe space où celles-ci peuvent explorer leur homosexualité et tenter de se débarrasser du stigmate qui y est associé (rappelons que l’homosexualité a été considérée comme une maladie mentale jusqu’en 1990 par l’Organisation Mondiale de la Santé). C’est d’ailleurs à cause d’une telle stigmatisation que Phyllis et Del se sont très vite politisées, en demandant à ce que D.O.B. ne soit plus un simple club mais s’attache à défendre les droits des lesbiennes. Après le départ de quatre membres du groupe, elles s’attèlent ainsi à devenir une organisation nationale et lancent l’un des premiers magazines lesbiens états-uniens, The Ladder2 (« L’Échelle »).
The Ladder
Fait maison, et même carrément sur la table de la cuisine de Phyllis et Del, ce magazine est le premier à être diffusé à l’échelle du pays, envoyé chaque mois au domicile de plusieurs dizaines de lesbiennes. Enfin un magazine qui parle d’elles, publie leurs textes, leur recommande des livres à lire et leur donne des nouvelles de leur communauté !
Si c’est déjà une révolution en soi, le magazine reste néanmoins assez prudent et encourage les lesbiennes à ne pas se faire remarquer. Ce n’est toutefois pas l’avis du FBI et de la CIA qui décident d’infiltrer D.O.B afin de garder un œil sur ces femmes rebelles. Ainsi, lors de la convention à New York en 1964, le FBI investit le New Yorker Hotel à la recherche des membres de D.O.B… qui se trouvent plusieurs pâtés de maisons plus loin, au Barbizon-Plaza. C’est ballot.
Début du mouvement homophile
Mais il n’y a pas que le FBI et la CIA qui voient d’un œil mauvais les D.O.B ; d’autres organisations gays sont aussi méfiantes à leur égard, comme la Mattachine Society de San Francisco et ONE, Inc. de Los Angeles. Quoi, des femmes qui montent un club non-mixte où les hommes ne peuvent pas venir ? Scandale. Mais Phyllis, Del et les autres voient bien qu’elles ne sont pas prises en compte dans les autres instances homosexuelles, majoritairement composées d’hommes.
Après l’arrêt de la diffusion de The Ladder suite à des dissensions internes, elles continueront donc à se battre pour que les lesbiennes soient représentées partout. Ainsi, elles seront les premières lesbiennes à rejoindre la National Organization for Women (NOW ou l’Organisation Nationale des Femmes) en 1973, au côté de Betty Friedan (autrice de La Mystique Féminine, sorti en 1963) ou de Shirley Chisholm (première femme noire à être candidate aux élections présidentielles), puis la communauté des Old Lesbians Organizing for Change (les Vieilles Lesbiennes s’Organisant pour le Changement) en 1989.
Une longue et belle vie d’activisme en somme… et dont l’héritage se mesure à l’existence même de Barbi(e)turix !
1 Bilitis, kesako ? -> Le nom est tiré d’une collection de poèmes écrits par Pierre Louÿs, dans lequel Bilitis est une des amantes de Sappho, la célèbre poétesse goudou.
2 Ainsi appelé pour symboliser l’échelle par laquelle les lesbiennes pouvaient se sortir du « puits de solitude » qu’était leur vie, comme l’avait décrit l’autrice Radclyffe Hall dans son roman éponyme en 1928).