Paris, 4 juillet 2020 : nos fiertés sont politiques. Tout est politique et nous, Queer, en faisons l’expérience sous diverses formes, quelques un.e.s d’entre nous cumulent les oppressions : racisme, grossophobie, classisme, putophobie, validisme, etc. Si certaines oppressions trouvent leur légitimité politique tout en peinant à s’articuler dans la réalité au sein même de nos communautés, le validisme demeure le grand impensé des queers. Les disability studies apparaissent dès les années 60 aux états-unis avec le mouvement des droits civiques et les handi queers produisent du contenu. Alors pourquoi, ont-iels été les grand.e.s rejeté.e.s de la pride ? Pourquoi les queers ne parviennent pas à concevoir le validisme de manière politique ? Comment s’exprime le validocentrisme de nos espaces ?
Je suis venue à Pigalle ce samedi 4 juillet mais je n’ai pas marché avec vous parce que tout puait le validisme. Et je ne suis pas la seul.e. Je suis autiste et queer, pas l’un sans l’autre ni prête à renoncer à l’un ou l’autre. Alors que le covid-19 est encore présent et circule, et que « les premières victimes ont été celleux parmi nous qui sont les plus précaires : les personnes queer racisées, et/ou TDS et/ou séropo et/ou handi et/ou pauvres et/ou issu•e•s des classes populaires, avec ou sans papiers.» (extrait de l’appel de la pride 2020) la majorité des personnes présentes ne portait pas de masques. «Choisir de ne pas porter de masques c’est foncièrement validiste et eugéniste. C’est affirmer que nos vies ne valent pas assez pour être préservées. Arrêtez de prioriser votre confort personnel sur la vie des personnes à risque. Au final pour pouvoir manifester de façon la plus safe possible il a fallu que je reste en marge, à l’écart. Et c’est tellement symptomatique dans la façon dont la lutte anti validisme est traitée en France. Arrêtez de faire de nous un impensé. Je suis rentré.e chez moi épuisé.e en me sentant rejeté.e et pas prise en compte. Comme toujours.» Morgane.
Appeler à la responsabilité individuelle pour la sécurité de tou.te.s c’est se décharger de toute responsabilité et faire preuve de manque de courage politique comme le fait le gouvernement.
Mettre en place une traduction LSF des prises de paroles et photographier deux personnes en fauteuil traduit une posture militante désintéressée et insensible toujours pas disposée à questionner le validocentrisme et son privilège valide.
Le validisme c’est prendre son statut de personne valide, c’est-à-dire de personne qui correspond à la norme sociale du modèle valable, dominant, légitime du corps et du psychisme . De fait, les personnes non conformes à cette norme doivent, ou tenter de s’y conformer, ou se trouver en situation inférieure moralement ou matériellement, ou s’isoler. Les personnes non valides sont les personnes qui sont considérées comme handicapé.e.s par le système fait pour les valides et inclut les handicaps visibles et invisibles.
Pour la première fois un groupe queer neurodivergent.e.s a participé à la pride. Tout.e.s portaient des masques et beaucoup de casques anti-bruits. La plupart sont autistes et certain.e.s ne supportent pas la position debout très longtemps. Leurs handicap n’a pas été pris en compte et iels ont affronté des regards moqueurs. En revanche iels ont du s’adapter à la norme validiste de l’organisation militante et comme en témoigne Luz non sans conséquences : «J’ai réussi à rester jusqu’à l’arrivée à République, personnellement mais voilà. Y’a des moments où je me mettais à marcher en ayant juste la tête complètement «ailleurs», au point où mes potes m’arrêtaient genre «T’es sûr que ça va ?», mais j’avais clairement du mal à me concentrer sur tout ce qu’il y avait autour de moi.»
Et dans la majorité des cas, iels préfèrent ne pas y participer : « Cette marche j’en ai rêvé, quand j’ai vu l’annonce du rassemblement, j’étais hyper excité.e. Mais je ne suis pas de la région et je souffre d’angoisses très fortes et d’hypervigilance en dehors de chez moi. Prendre les transports c’est quasi impossible, aller à Paris ville si peuplée, dans un rassemblement qui amène autant de personnes qui ne respectent pas le port du masque, avec autant de bruit, de contacts physiques et de promiscuité. Et l’appréhension d’entendre des propos psychophobes. J’ai des troubles de l’humeur anxiété généralisée et une dépression. Tout cela fait que je ne me sens pas accepté.e au sein d’une communauté dans laquelle je m’investis énormément. En fait c’est juste pas tenable émotionnellement et physiquement. Ça fait des mois que je suis incapable d’aller en manif parce que c’est du «chacun pour soi» et que souvent on est laissé derrière sans care, sans rien. Combien de fois j’ai du faire face à des ami.e.s qui m’ont laissé rentrer seul.e en crise et qui ne prenaient pas au sérieux mon état.»
Se sur-adapter à des normes illégitimes a des conséquences sur les vies et les corps handi comme l’exprime Brec’han : «Je ne suis pas allé.e à la pride de samedi parce que la foule est un calvaire. Je ne supporte pas les contacts physiques, la proximité des autres et je suis hyper sensible aux mouvements, mon cerveau calcule en permanence le nombre de personnes autour de moi, leurs emplacements et leurs mouvements.Tout le monde devient une agression et mon corps exposé à ce stress finit presque toujours en shutdown : Pendant les jours qui suivent mon corps devient invisible (comme un début de dissociation). Je ne le supporte plus, il me dégoute. Les mêmes sensations post violences sexuelles mais sans personne pour me croire ni admettre la violence de la chose.» La non prise en compte du validisme a un impact sur la santé mentale et sur notre rapport au monde créant toujours plus d’incompréhension et d’isolement. «Etant autiste je ne me sens jamais enjouée d’aller à une manif et j’y vais rarement. Mais là dans le contexte, étant également asthmatique je n’ai pas voulu prendre le risque de venir. Pourquoi ? Parce que sur mes réseaux je vois que toutes les personne queers que je côtoie ne prennent plus aucune précaution et je me doutais qu’il en serait de même pour la Pride. Dans cette période j’ai pu remarquer que même les personnes que je considère comme des proches et des camarades de luttes n’ont pas de respect pour les gestes barrières et le masque alors même que je les ai sensibilisés à la question plusieurs fois. Je pense que je ne suis pas lae seul.e à vivre cette déception vis à vis de ma communauté queer. C’est douloureux et décevant. Je n’avais donc pas envie d’aller à la Pride.» comme en témoigne Cam.
Invoquer un manque de temps, d’argent ou une charge de travail énorme pour faciliter l’accessibilité c’est indécent lorsque nous handi devons continuellement nous sur-adapter à votre monde et c’est surtout le premier réflexe validiste. Alors qu’il suffirait de presque rien pour nous rendre l’action politique accessible : «Suite à l’inaccessibilité de la pride de hier: à tout celleux qui me disent qu’il est soit disant impossible de rendre accessible une manifestation pour les handis et handis queers car trop complexe à organiser/penser, comme si c’était quelque chose de nouveau, peut-être qu’il faut vous rafraîchir la mémoire sur l’histoire, sur les mouvements contestataires déjà dans les années 60 et 70, dont celui de 1977, la 504 sit-in (photo 1), une des plus importantes pour nos droits actuels. Iels étaient notamment soutenu.e.s par les Black Panthers, ont bloqué des villes entières pour se faire entendre. Iels étaient regroupé.e.s, handicaps visibles comme invisibles, en mobilité réduite ou neuroatypiques (photo 5 qui date de décennies après) ou sourd.e.s ou autres handicaps/maladies. Nous sommes un mouvement et ces gens ne se sont pas battu.e.s pour nos droits pendant des décennies pour qu’aujourd’hui nous nous retrouvions à être complètement invisibilisé.e.s lors de manifestations qui pourtant nous concernent tout autant que les autres convergences de luttes. Nous sommes une lutte POLITIQUE au même titre que les autres.» Evan, t’as pas l’air autiste.
Peut-être devrions-nous questionner la tradition militante d’action et d’organisation ? Est-elle validocentrée ? Militantisme vient du latin militare : être soldat, faire son service militaire. D’origine guerrière, le terme est issu de la théologie chrétienne (milice du christ). Une manifestation s’organise suivant un certain protocole qui n’est pas sans rappeler l’armée : réunion, stratégie, action. Il y a une obligation de socialiser, d’adhérer au groupe suivant des normes valides : réunion physique, contact, bruit, mobilité physique, valeur du corps militant, performativité, etc. C’est ce que nous dit N. «L’idée de merde d’un corps militant valide et infatigable est tellement culpabilisante et nocive. Il va falloir qu’on se rentre dans le crâne que la lutte c’est le soin et pas que pour les personnes handi, que c’est une nécessité pour maintenir la lutte en vie et nous avec, pour avancer et ne laisser personne derrière ».
Durant le confinement, pour la première fois les valides ont fait l’expérience des limites des normes sociales avec l’ impossibilité d’être ensemble physiquement, de se déplacer, de travailler, de socialiser selon les normes usuelles. Aussi, très vite se sont mises en place d’autres alternatives refusées ou jugées impossibles à mettre en place faute de temps, d’argent ou de faisabilité aux handicapé.e.s : télétravail, aménagement de la plage horaire, utilisation de visio conférence, etc. Jamais dans les espaces militants sont pris en compte les existences handi. Y a t-il de la place pour se mouvoir en fauteuil ? Peut-on suivre un discours non verbal ? Peut-on s’exprimer de manière différente et non verbale ? Y a t’il des alternatives de prévues à la présence physique des participant.e.s ? etc. Si ces questions n’effleurent même pas l’esprit ou paraissent insurmontables c’est que vous avez le privilège de votre validité.
Le validisme repose sur les incapacités des personnes à adhérer au système de normes mises en place par le ou les groupes dominants. Cela implique l’handicape visible et invisible mais aussi par extension toutes les personnes qui n’ont pas la bonne apparence, les bons diplômes, le bon âge, la bonne force physique, la bonne orientation sexuelle, le bon genre etc. La seule politique existante est la réparation , la rééducation, adhérer et se conformer à la norme à tout prix. Par exemple, les autistes, bien que non reconnu comme une maladie par l’OMS, Selon leur âge, leur race, leur genre, leur capacité à masquer peuvent subir un traitement médicamenteux, un placement en institut, des violences physiques légitimé par le corps médical, un mauvais traitement psychique tout autant légitimé par la psychiatrie.
Depuis l’antiquité, l’handicap est perçu comme le monstrueux, le maléfique, la seule politique mise en place a été le rejet et la mise à l’écart. Cette politique validiste se retrouve dans toutes les sphères de notre société et reposent sur ces deux mécanismes décrit par le sociologue Norbert Elias, le processus d’exclusion active et le processus d’exclusion passive. L’exclusion active c’est le monopole des positions sociales clés par les groupes dominants. La réalité sociologique valide et légitimise ce système en reléguant les non-conformes à la périphérie entrainant la précarité car moindre accès à l’emploi, au logement, au transport, au lien social, à l’espace public. L’exclusion passive c’est le processus par lequel les personnes exclues vont intérioriser l’image que les groupes dominants leur renvoie avec ce très fort sentiment d’infériorité sociale provoqué par la honte. Soit les exclu.e.s se conforment au comportement social attendu et vont avoir de la reconnaissance quand les non concerné.e.s s’intéressent à elleux pouvant aller jusqu’à l’adhésion au misérabilisme de leur condition. Soit les exclu.e.s vont se sur adapter afin de prouver qu’iels ne sont pas misérables en su-performant la norme et en s’épuisant.
Ce questionnement de la norme c’est le centre de la théorie queer. Si les queers interrogent la norme sexuelle et du genre en plaçant le corps de manière politique, de Wittig à Foucault en passant par Butler pour ne citer qu’elleux, le corps n’est jamais celui des handicapé.e.s et demeure un corps valide qui redéfinit seulement un autre désir de genre et de sexualité. Pourtant la question queer a été longtemps considérée comme une maladie et psychiatrisée et n’a quitté la liste des maladies mentales de l’OMS que depuis le 17 mai 1990 et la transidentité seulement depuis le 27 mai 2019. Les queers ont été enfermé.e.s, redressé.e.s, psychiatrisé.e.s et dans de nombreux pays cela est toujours d’actualité. L’épidémie du sida qui a touché durement notre communauté n’a pourtant pas permis d’avoir une réelle politique d’antivalidisme. Tout comme les féministes ne sont pas parvenues à avoir une politique antivalidiste réelle. N’est-ce pas finalement de validisme intériorisé dont font preuve les queers ?
C’est ainsi que la théorie crip émerge dans les années 2000. Les disability studies apparaissent dès les années 60 aux états-unis avec le mouvement des droits civiques et les handicapé.e.s ont été soutenu dès le début par les black panthers. Toutefois, le modèle mis en avant se focalise sur le handicap visible en excluant le handicap invisible et se base sur le mâle blanc hétérosexuel. Tout comme la théorie queer et le concept de désidentification, les handis se réapproprient le stigmate et se définissent elleux-même avec les outils de l’analyse intersectionnelle. Cependant, les queers qui cumulent des oppressions ont-iels tou.te.s la même place au sein de la communauté ? Merri Lisa Johnson qui est Borderline et enseigne en Caroline du Sud , dans sont texte Bad romance : a crip feminist critique of queer failure souligne tout le champs lexical profondément validiste des théoricien.ne.s queer et affirme qu’il y a « une répugnance de la théorie queer à s’adresser aux personnes handicapées ». Le désir (au sens large) queer reste un désir validiste qui ne parvient pas à s’affranchir des normes de manière radicale. Et pis encore, les personnes cumulant les oppressions et handi se retrouvent à choisir entre telle ou telle oppression devant le refus catégorique des queers à reconnaitre tous les enjeux et la nécessité du validisme et l’incapacité à transformer le réel, assumant des doubles voir triples charges. Mais la vie n’est pas une théorie et si la théorie est importante elle n’a de réelle valeur que si elle s’articule effectivement. D’autant plus que la communauté queer est peuplée d’handi qui s’ignorent tant obtenir des diagnostic dépend du genre, de la classe et de la race. Le corps médical est dépendant du régime politique hétéropatriarcal colonial. Alors pourquoi ne validisme n’est pas une nécessité politique des queers ?
Les handi ne sont pas une nouvelle identité politique qu’il faudrait inclure par charité. Le réel enjeu de l’analyse du validisme est d’en finir totalement avec les normes sociales, de genre, de race, de classe, de corps, sexuelles, romantiques, etc. et de permettre à tout individu d’avoir sa place dans le monde. Si le féminisme, la théorie queer, l’anticapitalisme, l’antiracisme semblent évident, rien ne sera totalement meilleur sans la lutte anti validisme.
Parce que tant qu’une seule personne se sentira rejetée il n’y aura aucune justice.
Ressources
Charlotte Puiseux et la théorie Crip