J’ai rencontré Almevan en ligne grâce à Boiler Merde pendant les confinements, puis nous sommes devenues potes dans la vie réelle, on a eu un projet à Beirut aussi, et j’ai voulu en savoir plus sur le collectif dont elle fait partie avec Abel de Mai, Anna Superlasziv, Binge Soul Zero, FRAGILE et Oras Elone, et qui prend de l’ampleur dans les clubs, en free party et sur les ondes radio. Voici donc une entrevue avec tou.tes les membres fondateur.ices de Discordance.
Pouvez-vous décrire Discordance ?
Discordance, c’est un collectif de gouines et trans* formé en 2018 à Marseille, au départ autour de la pratique commune du son et de l’image – nous sommes quatre DJs/producteur.ices et deux VJs/réalisateurs, et issu de nos rencontres dans des milieux militants queer-féministes, notamment aux UEEH – Universités d’Eté Euroméditerranéennes des Homosexualités.
Ce qui nous a rassemblé, c’est notre passion pour la techno et plus largement pour les musiques électroniques, et l’envie de créer un espace commun pour sortir de nos isolements respectifs de pratiques et pouvoir expérimenter, créer, apprendre… On a aussi mis une casquette d’organisateur.ices d’évents techno queer, pour partager notre amour du son et de la fête en créant des espaces immersifs avec des DJ sets, de la vidéo et des lives. On est principalement à Marseille, et parfois aussi invité.es ailleurs, surtout pour du soutien à des causes politiques. On a toujours des événements à prix libre, car pour nous « queer » a une définition éminemment politique, anticapitaliste et féministe.
Comment prenez-vous vos décisions en groupe ?
Au tout départ, on se voyait en collectif très régulièrement et on discutait de nos envies et de différentes propositions d’évents. On s’est ensuite plus éloigné.es de ce format sur lequel on arrivait pas tout.es à avoir la même aisance. On a aussi pas mal utilisé le format « pad » et des groupes de discussion, comme Signal, qu’on utilise encore aujourd’hui.
Pour pas mal de raisons personnelles, inter-individuelles, collectives et globales, la période de la crise du Covid a été dure. Ça nous a fait rendre plus évident qu’il était difficile de fonctionner en permanence comme un projet uniquement collectif. A la rentrée 2021, on a pris la décision de fonctionner en plus petits groupes, de laisser la place à l’autonomie de chacun.e. On était aussi un peu fatigué.es de l’organisation d’événements, et on s’est tourné.es davantage vers nos pratiques respectives et parfois collectives de DJing, production, création vidéo et VJing.
La période du Covid a aussi marqué un tournant indépendamment de notre volonté : Marseille, qui jusqu’à présent était une ville délaissée par la Culture avec un grand C, celle qui génère un regard médiatique, des subventions et finalement de la rentabilité financière, est devenue une destination de rêve. Lorsqu’une ville n’est pas attractive, les cultures communautaires, le prix libre, la débrouille… peuvent aisément se faire une place dans les interstices du système, mais dès lors que la ville devient « the place to be », il faut soudainement louer des espaces des mois à l’avance, opter pour un système de prévente, des stratégies marketing et payer des services de sécurité onéreux et
pas toujours au fait des questionnements queers et féministes qui sont importants pour nous et notre public. Le fait de devoir investir pas mal d’argent pour une soirée et que la rentabilité deviennent primordiale met à mal notre envie d’accessibilité financière et notre culture du prix libre reversé pour du soutien. La période Covid a donc amené son lot de difficultés pour prendre des décisions collectivement ; mais au final c’est bien collectivement qu’on a décidé de ne pas jouer ce jeu avec Discordance et de ne pas faire de gros compromis sur nos choix politiques.
Pensez-vous que les collectifs peuvent créer et tester des modèles démocratiques, et quelles sont les limites de la démocratie pour rester fonctionnel?
Une bonne communication est essentielle ! Mais on a pu parfois avoir des difficultés à se comprendre les un.es et les autres, à toujours atteindre le consensus. Il y a des limites claires à fonctionner en collectif : des individualités s’expriment et ça peut donner des solidarités, des dynamiques fortes, mais aussi parfois des tensions ou des rapports de pouvoir, malgré nos backgrounds féministes. En tout cas c’est clair que le milieu militant a beaucoup à apporter sur les modes de prise de décisions. Comme sur beaucoup d’autres questions, il y a un travail énorme qui est fait pour explorer des moyens satisfaisants de discuter et de faire des choix pour que tout.e le monde puisse participer. Y’a pas de recette miracle, et il faut être prêt.e à faire évoluer ces systèmes, donc continuer à travailler sans cesse.
Ce qui fait que ça a pu marché et que ça continue, c’est aussi notre petit nombre. Depuis la création du collectif, constitué aujourd’hui de six personnes, on a rapidement souhaité fermer le groupe décisionnaire – ce qui en soi n’est pas du tout démocratique. Dans ce groupe, et dans toutes pratiques artistiques, il y a beaucoup de caractères, d’impulsions, et d’émotions qui ne vont pas toujours dans le même sens, et c’est le fait d’apprendre à se connaitre dans les bons et les mauvais moments qui nous a appris à surmonter des passages difficiles. A une échelle plus grande, même si cela peut influencer des réflexions sur des modèles de mise en pratique, on ne peut en aucun cas
répondre aux besoins d’un système global de manière exhaustive. Nous avons essayé de prendre des décisions au consensus autant que possible; le consensus n’est déjà pas évident a mettre en place en petit nombre donc je ne vois pas comment cela pourrait exister lorsqu’il s’agit de milliers ou millions de personnes. Par contre, nous avons essayé d’avoir des réflexions sur le rapport à l’autre, sur le fait de laisser les personnes concernées par un phénomène sociétal ou une oppression systémique s’exprimer et se représenter par elles-mêmes, et au besoin se réunir en mixité choisie sans que les personnes non-concernées crient au sectarisme. Même si rien n’est parfait et que ces réflexions ne sont pas propres à Discordance, il y aurait quand même matière à abreuver certains schémas de pensée au sein des institutions et gouvernement.
Face à des décisions de groupe qui ne plaisent peut-être pas à tout.e le monde, ou certain.es membres qui sont trop occupé.es, comment votre collectif reste-t-il soudé ?
Le côté soudé du groupe a parfois été mis à mal par des situations de tensions entre des personnes, ou face à des situations stressantes. Mais avec l’expérience des situations et de ces cinq années à s’organiser ensemble, on est parvenu.es à un point d’équilibre qui donne à chacun.e plus d’autonomie dans nos projets. C’est important d’arriver à exprimer ses limites personnelles, ses envies, ou encore ses frustrations, et d’accepter aussi qu’on ne peut pas toujours fonctionner en groupe entier sur des projets… il est normal aussi que les dynamiques collectives évoluent au cours du temps.
Ce qui est important, c’est d’essayer de ne pas perdre de vue la raison pour laquelle on a eu besoin de se rassembler. Finalement, jouer seul.e le jeu de la musique dans un milieu professionnel, c’est rapidement se confronter au fait que le pouvoir et les moyens financiers sont souvent dans un camp qui n’est pas le notre et qui ne sert pas toujours nos intérêts – même lorsqu’on est invité.es à jouer.
Dans ces moments là, on prend conscience que ce qui nous sépare de notre collectif est futile comparé à ce qui nous sépare de l’industrie musicale ou même de certaines free parties malheureusement, malgré un background en partie commun.
Du coup être dans un collectif n’est pas toujours facile, mais quelles sont les opportunités que vous avez eues grâce au collectif ? Et si c’était à refaire, ce serait sans hésiter?
On s’est renforcé.es dans nos pratiques. On a beaucoup progressé dans la pratique du DJing et du live, par le soutien créé par notre groupe et la réception bienveillante et enthousiaste du public, mais aussi tout simplement parce que ça nous a ouvert de nombreux espaces et opportunités de pratiques, que ce soit lors des répét’, des évents publics ou privés, des free parties, des afters…Et pour en citer quelques moments clés: en 2019 on a fait une soirée techno queer à prix libre organisée à la Dar – un centre social autogéré de Marseille, « Discordance invite Antenes » qui est une amie, alliée et DJ/productrice de New York, en 2020 on a joué un live machine et voix avec Almevan, Binge Soul Zero et Oras Elon au Garage – lieu féministe à Marseille, puis la même année notre première Techno Queer, et en 2023, c’était la Techno SunGay, notre premier événement de dimanche après-midi avec live, DJ sets et VJing à la Brasserie Communale à Marseille en accès libre.
Donc si c’était à refaire : oui, ce collectif, c’est de la balle ! Et on inclue les personnes qui viennent à nos événements là-dedans. On a vécu des moments de grâce et aussi des moments difficiles, et on est content.es qu’on ait pris la direction de s’émanciper chacun.e pour se retrouver à des moments de façon moins régulière et stressantes. L’union fait la force, c’est une évidence, mais il faut quand même un terreau commun. Pour nous, ça a été nos identités et nos passions, cumulées à des pratiques et convictions politiques que l’on mettait déjà en application chacun.e de notre côté avant la création du collectif. Sans ça, ça n’aurait pas pu marcher dans la durée. Il ne suffit pas de prendre une poignée de DJs et de dire c’est un collectif… Si c’était à refaire, on le referait certainement différemment, mais on est fièr.es de ce qu’on a accompli ensemble et de ces détails qui ont toujours été une évidence commune malgré nos différences.
Et niveau futurs projets, solos ou collectifs ?
Collectivement on va se focaliser sur réorganiser des événements de journée associant nos différentes pratiques de sélection vinyle, de mix, live, voix et VJing. Pour retrouver notre collectif c’est #discordancetechnoqueer sur Instagram ou on est sur Soundcloud, et côté individuel, on vous partage nos liens, à bientôt en teuf ou en streaming
Découvrez les artistes de Discordance :
- Créateur visuel Abel de Mai & compositeur de sets audio-visuels FRAGILE avec leur duo Toro Toro VJ
- DJ et musicienne électronique Almevan
- DJ et résidente de Rough Radio Anna Superlasziv
- DJ et vocaliste Binge Soul Zero
- DJ et live machine Oras Elone