Quand l’industrie de la musique fait genre de soutenir la diversité au sein de son industrie, il s’agit surtout de mettre en lumière certaines femmes cis, avec quelques exceptions pour une poignée de femmes trans qui ont grimpé l’échelle de la hype. Hormis dans quelques bulles inclusives, les personnes non-binaires, trans, fluides ou agenres, sont pour la plupart oubliées ou exclues.
De Berlin pour Mad Kate, en passant par Brighton pour Strip Down, et jusqu’à Détroit pour Venusloc, ces trois artistes ont des expressions de genre que le milieu de la musique a tendance à négliger. Chacun.e a des casquettes différentes dans l’industrie en tant qu’éducateur.ice, technicien.ne, promoteur.ice, danseur.euse, artiste visuel.le, etc., mais tou.tes sont uni.es par une pratique longue et diversifiée de la composition et de la performance musicale.
À l’occasion de leur travail de groupe, avec près de 40 autres créas sur la compilation audiovisuelle Soli Tunes, ces trois artistes ont partagé leurs opinions et leurs souhaits sur les pratiques inclusives liées au genre dans le domaine de la musique.
Que pensez-vous des festivals et autres événements musicaux qui programment principalement des hommes cis ?
Mad Kate : En 2024, un festival qui ne met sur scène quasiment que des hommes cis n’a tout simplement pas fait son travail de sélection pour trouver les meilleur.es DJs et artistes. Certains festivals ne fonctionnent probablement depuis des années que par népotisme, et le manque de créativité dans leur recherche les empêche de trouver de nouveaux talents de tous les genres.
Venusloc : Moi, j’ai l’impression que ces festivals sont complètement déconnectés de la réalité et qu’ils passent à côté du fait que l’inclusion contribuerait au dynamisme et à la qualité de leur programmation.
Et ça vous parle les événements qui tentent d’appliquer des quotas ?
Strip Down : Perso je trouve que les festivals qui programment quasiment que des hommes cis sont misogynes, activement ou involontairement. Cependant, et même si je comprends la logique derrière les quotas, je pense que cette pratique ne fait que perpétuer le système dans lequel les gens peuvent être marginalisés.
MK : Effectivement, ce n’est pas une solution idéale ; mais je considère que les quotas et la discrimination positive sont des réponses stratégiques nécessaires, et peut-être temporaires, à un problème profondément structurel. Cela encourage les curateur.ices à mieux faire leur travail de recherche et de booking.
V : Je trouve réducteur de booker des évents avec un ratio de 50 % de femmes/non-binaires/trans/etc. pour 50 % d’hommes cis, comme il est souvent recommandé. Cela ne tient pas compte de la fluidité dans l’identité de genre, et ça maintient la domination des hommes cis en regroupant de nombreuses identités dans une seule autre catégorie. Je pense qu’il faudrait mettre l’accent sur l’inclusion d’un spectre plus large d’identités et sans tenir compte du ratio hommes cis.
Vous êtes invité.es en tant qu’artistes à un événement musical et vous réalisez que vous êtes classé.es dans la catégorie féminine ou femmes, que faites-vous ?
V : Si j’étais englobé.e dans un ratio binaire femmes-hommes, j’accepterais cette expérience car ça reste une partie de mon identité. Cela dit, je remettrais ouvertement en question les présuppositions des curateur.ices sur l’identité des artistes.
SD : Il ne faut pas confondre les identités de genre et les descriptions biologiques ; c’est ce que je communiquerais au festival. Le bioessentialisme peut être dangereux et n’a de fonction que dans un système transphobe, homophobe, féminophobe et sexiste. Les gens peuvent simplement utiliser leur tête pour choisir leur programmation et décrire la musique ou l’intérêt social du festival sans étiqueter ses artistes.
Et si vous étiez invité.es en tant qu’artistes à une programmation censée être entièrement féminine, que feriez-vous ?
V : Dans une telle situation, je clarifierais mes limites en matière de représentation : je suis non-binaire, assigné.e femme à la naissance.
MK : C’est une question très personnelle pour chaque artiste. Je ne suis pas binaire, ce qui signifie que je n’ai jamais ressenti un genre particulier. Cela dit, je suis bien conscient.e que j’ai été socialisé.e comme femme, que la société m’a considéré.e comme telle pendant très longtemps, et que cela a influencé la façon dont j’ai appris à faire de la musique et à être artiste. Je me suis rendu compte très tôt que je ne me sentais souvent pas bien lorsque j’essayais de travailler avec des hommes cis à cause de la façon dont ils me traitaient ou comprenaient mon potentiel.
Au début de ma carrière, j’ai d’abord eu un sentiment de sécurité dans ce que l’on appelait les « espaces femme ». Il y a donc encore des traces de cette sécurité chez moi, même si je ne me décrirais pas comme une femme. En fait, dans certains espaces destinés aux non-hommes cis, je me sens aliénée lorsque qu’il devient clair que des personnes ont encore une perspective hétéronormative et ne pensent pas en termes queer. Ça m’énerve, mais pas autant que si un homme pensait que je ne peux rien faire parce que je suis né.e avec une chatte. Je me décrirais comme AFAB (assigné.e femme à la naissance), et je me compte comme faisant partie des espaces AFAB + trans + non-binaire + fem.
Si vous deviez programmer un festival, vous prendriez en compte le genre des artistes, et vous annonceriez les ratios ?
MK : Oui, absolument pour l’aspect booking. Avoir des objectifs de diversité de genre permet d’élargir le travail important qui consiste à chercher en dehors de certaines cliques. Mais je n’annoncerais probablement pas les ratios car je pense qu’il est difficile de catégoriser les genres de manière statistique. Cependant, je mettrais des pronoms dans les bios et les photos des artistes, afin d’avoir une visibilité organique.
SD : Je ne considère pas le genre des artistes comme quelque chose que je doive aborder car mon réseau est queer et diversifié. Et je n’annoncerais pas les ratios de genre vu, qu’autant que je sache, aucun festival qui booke une ribambelle d’hommes cis à sa programmation ne le fait non plus.
Là où je serais très spécifique, ce serait par exemple pour un événement type Trans Pride, ou un autre grand festival queer, où l’accent n’est pas que sur la musique, mais aussi sur la représentation. Je voudrais communiquer que le public a une variété de genres musicaux différents et de personnes sur scène avec lesquelles tou.te le monde peut facilement s’identifier.
Avez-vous l’impression qu’il y a suffisamment de discussions et de visibilité autour de la question du genre dans l’industrie de la musique ?
MK : Dans certains lieux, il y a un désir de diversifier au moins les apparences – avec des chanteuses dans certains groupes, ou des DJs queer… mais dans l’industrie de la musique en général, dans le monde des festivals, je constate toujours que la grande majorité des groupes programmés sont des hommes. Et je constate que la grande majorité des personnes qui travaillent dans les coulisses techniques sont aussi des hommes.
V : Non, il n’y a pas assez de véritables discussions sur le genre dans l’industrie de la musique. Et j’ai l’impression que la visibilité des personnes trans et non-binaires est également très limitée. Rien que sur la scène de Détroit, j’ai vu beaucoup d’amis queer et trans être exclu.es.
C’est triste car l’inclusion des personnes LGBTQIA est vraiment ce qui rend une scène musicale dynamique. Dans les événements sponsorisés par des entreprises, on trouve rarement 5 à 10 % de visibilité… mais il y a une lueur d’espoir dans les communautés plus jeunes et LGBTQIA qui façonnent la scène du live à Détroit de nos jours.
Et pensez-vous que les personnes non cisgenres et non-féminines sont suffisamment représentées ?
MK : Non. Et je pense vraiment qu’à l’heure actuelle, les personnes les plus sous-représentées sont les hommes trans et les personnes non-binaires.
V : Il n’y a pas suffisamment de visibilité pour les personnes transgenres et non-binaires, ainsi que pour les personnes qui brouillent les lignes du passing.
Pensez-vous que le fait d’avoir d’autres intersections complique le sujet du genre ?
MK : Bien sûr ! Tous nos corps sont intersectionnels, ce qui signifie que nous nous trouvons à différents points sur de nombreux axes de pouvoir… L’intersection particulière dans laquelle nous nous trouvons définit beaucoup de choses sur ce à quoi nous avons accès, comment nous sommes catégorisé.es et lu.es, et ça influence où nous pouvons aller et être invité.es.
V : Les intersections de race, classe et handicaps physiques ou neurologiques sont des facteurs déterminants pour la manière dont les personnes ayant des identités de genre différentes sont traitées dans les évents. Surtout depuis la pandémie, j’ai dû reconsidérer ma carrière en tant qu’artiste noir.e et non-binaire car cela continue à fermer beaucoup de portes.
Que changeriez-vous dans la représentation des genres dans notre industrie de la musique ?
V : Je ne veux pas qu’on fasse de la place aux artistes LGBTQIA que dans certains évents, je veux que notre inclusion générale continue. Etendons la solidarité queer dans l’industrie pour créer de nouvelles opportunités, tout.es ensemble.
SD : Je pense que chaque problème de discrimination, lié à la marginalisation et au manque d’inclusion, a tendance à filtrer du haut vers le bas. Si tou.tes les personnes qui ont le plus de pouvoir, sont des hommes blancs, cis – ou une autre personne très privilégiée, il y a peu de chances pour que cela crée des programmations plus inclusives. Il faut qu’il y ait plus de personnes trans, racisées, handicapées – en fait simplement plus de personnes avec des expériences de vie variées, qui prennent les décisions en haut de la pyramide, et le reste suivra. Si on doit faire des quotas, ce devrait être pour ça.
MK : Mon souhait est que personne ne se sente discriminé.e en raison de son expression de genre ; que tou.tes se sentent libre de s’exprimer, se sentent encouragé.es à apprendre, et aient toujours l’impression d’être déjà un corps humain qui a le potentiel d’apprendre et de devenir un.e grand.e artiste, quelle que soit notre apparence.
Suivez les artistes sur leurs Instagrams : @MadKate27, @Strip_Down_, @Venusloc, découvrez leur travail musical via les projets de Mad Kate, le Spotify de Strip Down et le Soundcloud de Venusloc.
Et allez faire un tour sur Bandcamp pour écouter leurs tracks sur Soli Tunes – les donations sont reversées à un studio de composition et enregistrement à Ramallah en Palestine.
Note : Ces interviews sont traduites de l’anglais britannique et américain où le genre est défini avec des mots qui peuvent avoir des connotations différentes selon la langue ou la culture de chacun.e.
Images: Mad Kate par Alexa Vachon et Ben Jones, Strip Down par Maria Louceiro, Soli Tunes cover par Safa