Ce texte est un témoignage spontané sur le rapport que j’entretiens avec mon corps et son évolution depuis que je suis toute petite. Il est le résultat d’une réflexion personnelle que je mène depuis plusieurs années et plus particulièrement de ces derniers mois. Le rapport que j’entretiens avec mon corps n’est hélas pas privé puisqu’il est fortement imprégné du politique. Je ne suis en rien la porte parole de toutes les autres personnes qui luttent au quotidien avec leurs corps mais nous avons en commun notre espace ( le corps) privé devenu public.
Mon corps est un champ de bataille.
Chaque jour depuis que je suis toute petite je tente de me le réapproprier.
Cela a dû commencer par la masturbation. En effet, la masturbation m’a permis, très tôt, de voir mon corps de manière sexuelle: je me donnais du plaisir, mon corps sexuel ne pouvait que me faire du bien, en plus il me permettait de m’aimer puisque je pouvais jouir. Sans la sexualisation de mon propre corps, je n’aurais sans doute pas survécu à la haine que j’éprouvais pour celui ci pendant mes années collège et lycée.
Je me souviendrai toute ma vie de mon tout premier “compliment”. J’avais 13 ans, je me sentais mal dans ma peau, je me sentais grosse et en total décalage avec les ados de mon âge et du reste de la société. J’étais introvertie ( je le suis toujours), je jouais encore aux playmobils, je connaissais des tas de choses sur la sexualité, je savais que ma trajectoire ne serait pas facile puisque j’avais déjà plus ou moins conscience que je n’étais pas hétéro ( je n’en avais pas conscience en ces termes).
Donc j’avais 13 ans, j’étais chez des voisins de mon âge, et ils jouaient avec des copains entre garçons jusqu’à ce que l’un d’entre eux vienne me dire qu’un autre me trouvait sexy. J’étais soudainement passée d’une ado mal dans sa peau à une fille sexy. Je n’ai pas su quoi répondre, j’étais un peu déroutée par l’expression. Je savais ce que le mot “sexy” impliquait, j’étais bonne à baiser, à 13 ans. Je savais au fond ce que cela impliquait mais je faisais l’innocente sinon je savais qu’on m’aurait pris pour une salope. J’ai rien dit. Mon voisin m’a alors dit : “ tu pourrais dire merci quand même”. Alors j’ai dit merci sans être convaincue de ma réponse, me demandant déjà à quelle mascarade je participais. J’ai dit merci parce que j’étais validée par un mec, parce que mon corps était validé par un mec de mon âge et pas un de ces vieux porcs qui me regardaient l’air vicieux dans la rue quand mes seins commençaient à pousser.
Un sentiment contradictoire m’a envahi. J’étais à la fois contente d’être validée par mes pairs, moi qui me sentais en décalage et qui ne pensais pas correspondre aux goûts des ados de mon âge, mais j’étais perplexe, pourquoi je ne pouvais pas être juste une fille jolie, intéressante et intelligente? J’étais sexy, sexuelle, à 13 ans.
Puis, à la suite de la crise cardiaque de mon père, j’ai perdu du poids, j’ai commencé à aimer mon corps, je mincissais, j’étais heureuse de peser 48 kilos à 16 ans, de pouvoir faire partie des filles qui ne pouvaient pas donner leur sang car je pesais moins de 50 kilos. J’avais tellement souffert des remarques de mon père pendant ma préadolescence concernant mon corps, souffert des commentaires que j’entendais ici et là sur mon surpoids qui n’était que physique et pas médical, qu’être sous la barre des 50 kilos me rendait heureuse.
Je voulais peser moins alors je mentais à ma mère, utilisais l’argent du déjeuner pour acheter des magazines, faisais semblant de manger du Nutella le soir, bref j’étais anorexique pendant l’année de ma seconde, et bien que mon poids ait peu baissé à ce moment là, j’étais dans le contrôle total de mon corps. Je faisais mine que j’étais bien dans ma peau, que j’avais confiance en moi. Il y avait quelques garçons qui voulaient sortir avec moi, mais moi évidemment, je savais. J’étais contente de pouvoir dire non.
J’ai continué la masturbation, elle m’a sauvée de l’anorexie sur le long terme. Je voulais tellement être sexy et ne trouvant pas la maigreur sexy, je voulais avoir les courbes là où il faut, alors il fallait continuer à manger. Ainsi je me suis fait validée par plein de mecs dans la rue: mes seins étaient particulièrement sujets à remarques dans la rue. J’avais 15, 16, ou 18 ans et il y avait toujours des mecs pour me dire à quel point ils adoraient ou “adhéraient” à mes seins ( anecdote véritable). Toujours une remarque sur mon corps. J’en parlais avec fierté, heureuse une fois de plus de voir mon corps validé et sexualisé. Pour autant, au fond de moi, j’étais mal dans mon corps.
Puis je suis partie vivre au Canada, je savais que je partais hétéro pour revenir lesbienne. J’ai pris dix kilos, que j’ai perdu en un mois en juin 2007 en retombant dans l’anorexie, que j’ai repris pendant un séjour au Panama.
Puis j’ai dit que j’étais lesbienne, alors je me suis coupée les cheveux, comme Jenny Schecter. J’ai cherché à comprendre pourquoi je tenais tant à me reaproprier mon corps, je me demandais même si je n’avais pas été violée ou abusée pendant mon enfance tellement ces questionnements étaient forts en moi, tellement c’était une lutte quotidienne. Je me disais que j’avais dû oublier exprès un abus sexuel, que l’expérience trop traumatique avait du s’enfouir en moi, je doutais de mes souvenirs. Si j’ai commencé à voir un psy plus tard dans ma vie, c’est pour essayer de découvrir ce qui avait bien pu se passer dans mon enfance pour avoir un rapport à mon corps et à ma sexualité aussi complexe.
Il s’est passé que j’ai grandi dans une société patriarcale dans laquelle le corps des femmes est toujours un sujet de discussion, de moqueries, de “compliments”, de remarques. Le corps des femmes est sans cesse fétichisé, sexualisé, objectisé, souvent aussi exotisé en ce qui concerne les femmes noires, arabes, asiatiques par les hommes occidentaux, la société blanche, sexiste, cisexiste, terriblement et profondément patriarcale.
Pour prendre mon corps, l’espace public m’assène d’injonctions tous les jours: je dois être belle mais pas trop, épilée mais pas trop tôt, sexuelle mais pas trop, mince mais pas maigre, il faut qu’on puisse toucher des seins, sans trop de gras, lisse sans que la repousse des poils ne soit visible, puis se vêtir de manière féminine. Une jupe mais pas trop courte, un pantalon moulant, un t-shirt moulant mais pas trop. Être féminine sans passer pour une pute, porter des strings sans les montrer. Autant de contradictions que j’ai vécues.
J’ai commencé à me raser à l’âge de 13 ans, mon père me disait que j’étais trop jeune, un camarade de classe trouvait qu’on voyait trop mes poils à travers mes collants. Bah ouais, assis à côté de moi il s’était permis de toucher ma jambe pour voir si c’était bien lisse, voyant que ça piquait, il me fit la remarque. J’ai continué à me raser sans me poser de questions. Puis j’ai commencé à me maquiller, très peu, mon père trouvait que c’était trop tôt, que j’étais jolie au naturel et moi je voulais faire comme les autres, et j’aimais bien ça aussi, le mascara.
Au fond, ça n’a pas aidé mon estime, j’étais dans le moule, comme les autres et j’étais impressionnée par une amie qui ne se rasait pas au lycée, je trouvais ça trop cool. Elle avait pas envie de se faire chier avec ça et elle était blonde. J’étais super admirative de son courage, maintenant elle s’épile bien plus que moi. J’ai toujours su que je jouais un rôle pour rentrer dans le moule: j’étais une enfant modèle, une élève modèle, gentille et qui ne faisait pas de bruit. J’étais le martyre de certains de mes camarades de classe jusqu’au collège sans vraiment en comprendre la raison. J’ai traversé mon enfance et mon adolescence hors de mon corps, hors de ma vie. J’attendais de naître.
Je suis née au Canada le jour où j’ai compris que j’étais vraiment lesbienne, que c’était trop con de passer à côté de l’amour pour une histoire de moule. J’étais super amoureuse d’une fille qui ne l’était pas de moi mais j’étais heureuse de ressentir un tel sentiment qui me transcendait totalement, me dépassait. Comment pouvais-je passer à côté de quelque chose qui me faisait le sentir vivre ? C’est là que j’ai commencé à tout faire éclater. Être lesbienne m’a permis de tout faire péter. Puisque je remettais en question ma propre hétérosexualité, je pouvais remettre en question ma féminité, le moule, la société.
Je l’avais toujours su, au fond, qu’être lesbienne n’impliquerait pas seulement de tomber amoureuse de filles et coucher avec elles, c’est pour ça que j’avais autant retardé le coming-out à moi même. Faire tout éclater, accepter que le cadre dans lequel on essaie de se mouler depuis toute petite va éclater au moment d’une telle annonce. Je suis née à ce moment là, quand tout a éclaté. A partir de là, j’ai commencé à vouloir tout déconstruire, à mieux comprendre, mais aussi à avoir la critique plus acerbe, à détester encore plus la société bien que je ne la portais déjà pas dans mon cœur étant petite.
Le lesbianisme, le féminisme, Monique Wittig, les restes du MLF, le féminisme pro-sex, Emilie Jouvet, Wendy Delorme, le porno féministe, barbi(e)turix, mes potes lesbiennes, mes potes bies et mes potes trans. Le militantisme, les manifs, les différents milieux militants de Paris, Judith Butler, Virginie Despentes, Paul B Preciado, Annie Sprinkle, mes études de sociologie de genre, les festivals, les 40 ans du MLF, les discussions avec mes amies, mes expérimentations et expériences. Tout ça a façonné ce que je suis, ce que je pense et comment je lutte.
Tous ces questionnements dans ma tête sont sortis par les pores de ma peau, par mon ventre, par mes yeux. J’ai accepté quelque chose en moi, quelque chose que j’avais rejeté jusque là et ce fut dur.
Alors depuis, je vois une psy, je fais un travail sur moi-même, je comprends des choses, et il y en a d’autres qui restent un mystère.
Mais c’est fatiguant.
C’est épuisant.
La pilule que j’ai prise me permet de voir tout ce qui ne va pas. À chaque remarque sexiste, homophobe, transphobe, raciste, j’ai envie de bondir, de mordre, de crier mais si je dis quelque chose je passe pour une hystérique. Les femmes gueulent, crient et pleurent et on ne les prend jamais au sérieux parce qu’elles gueulent, pleurent et crient. On devrait prendre au sérieux ces cris du cœur et du corps plus que les discours soi-disant neutres des hommes cisgenre blancs qui parlent posément.
Alors en 2013 il s’est passé des choses, et tout a changé. Je suis devenue végétalienne, ce qui m’a beaucoup réconcilié avec la nourriture ( je crois même que ça m’a aussi sauvée) même si je sais que je ne serai jamais totalement réconciliée avec elle. J’ai perdu dix kilos, j’ai repris le sport. J’avais enfin l’impression de reprendre le contrôle sur moi-même, d’avoir un rapport sain avec mon corps et la nourriture. Je me suis sentie apaisée avec mon enveloppe quelques mois.
(En raison de la longueur du billet, vous découvrirez la suite de ce témoignage la semaine prochaine…)
Crédit photo : Arvida Byström