Tribune : Love in a time of war

Dans la nuit de samedi à dimanche, samedi 11 juin, un homme est entré dans une boite de nuit gay à Orlando, en Floride, et il a ouvert le feu. Il a tué une cinquantaine de personnes, en a blessé autant.

Et depuis, les messages de soutien affluent. Les condoléances. Les garanties que nous sommes protégés, aimés. Que ce n’est qu’un accident isolé, l’oeuvre d’un manique intégriste. On veut nous faire croire que c’est la religion, et non l’homophobie. Qu’une telle homophobie n’existe plus en Occident. On nous assure qu’ici nous sommes libres de nous aimer.

Mais je sais que ce n’est pas vrai.

J’ai vu une photo d’une femme prise devant la station de police juste après le massacre. Elle enlace un homme à la crête blonde en tenant dans ses mains tout ce qui reste de cette nuit : son téléphone qu’il faut absolument garder allumé – parce que ses parents ont appelé, mais aussi parce toutes les femmes qui ont aimé cette fille, et tous les hommes aussi, qui l’ont approchée, qui ont échangé même seulement un baiser, un regard, appelleront pour savoir si elle est en vie parce qu’ils portent, comme tous les homosexuels, au fond du coeur, le savoir que ce genre de choses peut arriver, que la mort rôde autour de nous plus qu’autour des autres.

Nous savons que dans la majorité des pays du monde, ce que nous faisons, la manière dont nous vivons nous vaudrait la prison, la mort, les coups, les crachats, l’opprobre. Que des hommes sont lâchés en haut d’un immeuble parce qu’ils sont soupçonnés de “sodomie” ; tabassés et leur calvaire posté sur internet, et mis en prison pour homosexualité avant même d’avoir pu voir un médecin ; que des gens iront manifester pour que leurs agresseurs soient libérés. Que partout, à chaque instant, des adolescents sont frappés, insultés, expulsés par leurs propres parents parce qu’ils annoncent qu’ils sont homosexuels. Qu’un enfant de 7 ans s’est tué parce qu’il voulait “ôter cette pierre de sa poitrine”, et cette pierre c’était ses propres camarades de classe qui le traitaient tous les jours de « pd », de « tafiolle », de « tapette ». Que des milliers de personnes vivent dans le mensonge et le malheur pour ce qu’ils sont.

Ces hommes et ces femmes à Orlando, je les imagine, avançant dans les rues lumineuses d’une chaleur brute, humide, entrant dans la boite qu’ils connaissent bien. Je la connais, l’ambiance légère, électrique, pleine d’autodérision, de folie, de désir des boites gays. Je les vois, je les vois si bien. Je ne peux imaginer leur douleur, ni leur terreur, leur pure et affreuse terreur, mais je connais ma peine à moi. Je connais mes larmes. Tous, dans cette boite de nuit, je connais leurs doutes, depuis l’enfance, leur liberté si chèrement gagnée, leur secret dur et lourd, porté si fièrement sur leur front à force de désespoir et de désir de vivre. Je sais les premiers moments de la conscience, la réalisation du désir comme un corps étranger à soi qu’on voudrait détruire. Je sais la haine de soi, la volonté de terminer sa vie par honte en pensant que cette vie est impossible.

Je pense à tous ceux que j’ai croisés dans ma vie, toutes ces souffrances amies – cette fille qui m’avait dit alors que j’avais quinze ans qu’elle pensait au suicide parce que ce qu’elle était, ce qu’elle désirait était “une malédiction.” Je n’oublie pas cette conversation que j’ai eu tellement de fois ; des hommes et des femmes à peine faits qui me murmuraient, le regard bas, sans sourire, « je le sais, au fond, que je suis homosexuel, mais si je l’admets, à moi-même, si je le dis aux autres, alors je ne pourrai pas revenir en arrière : ce sera ça, ma vie. Cette vie difficile, exigeante, marginale, et je serai cette personne là, vulnérable, si vulnérable à la haine. »

Et on voudrait me faire croire que la tuerie d’Orlando est un acte isolé. Non. Elle est la conséquence d’une homophobie persistante. Je le sais, et c’est pourquoi cette nuit je me demande comment ils peuvent dire qu’en Europe et en Amérique du nord nous sommes libres de nous aimer.

Comment s’aimer quand nous avons tous, parfois, en marchant dans les rues et en craignant de se tenir la main, en croisant un regard haineux dans le métro, en se levant un dimanche pour constater que cinquante d’entre nous sont morts et cinquante blessés, cette sensation de n’être que des hôtes temporaires, des hôtes indésirables de ce monde dirigé par les autres.

Comment s’aimer dans un pays où il y a trois ans maintenant, des dizaines de milliers de personnes qui ne descendaient jamais dans la rue l’ont fait pour signifier que nous n’étions pas des citoyens de France à part entière ?

Je n’oublie pas ces hommes et ces femmes si fiers de veiller pour conserver à tout prix leur idée de la famille et de la moralité. Ni ces types si satisfaits de leur virilité qui lâchent des insultes comme ils gobent des bonbons sucrés, par pur plaisir. Ni ces types qui soulèvent leur arme et viennent nous tuer jusque chez nous, dans nos lieux, dans ces rares espaces de sécurité que nous nous sommes construits. Je ne les oublie pas. Je ne leur pardonne pas.

Au moment du mariage pour tous, on nous a demandé : en quoi êtes-vous différents des polygames, des incestueux s’il ne s’agit que d’amour? En quoi n’êtes vous pas des pervers? Ils voulaient des arguments scientifiques pour consentir à ne pas nous détruire. Que ce n’est pas un choix. Que cela a toujours existé. Que nous ne sommes pas des monstres, pas des erreurs de la nature – alors que nous n’avions que nos propres vies pour nous justifier. Et que nous savions, donc, qu’en échouant, ce sont nos existences que nous risquions.

Je ne peux leur prouver que notre mode de vie est défendable ou que la société devrait l’aimer. Il n’y a que nos vies, nos amours, nos corps, à juger, prendre, délaisser, à deviser sur notre disparition ou notre existence. Ce n’est jamais qu’une seule question : avons-nous le droit de vivre dans la société des hommes ou non?

Comment aimer alors qu’à la sortie d’une soirée gay à Paris des types se postent sur un banc spécialement pour insulter de “gouine” et de “gros pd” les gens qui en sortent, et si tu leur réponds ce sera juste l’excuse pour se battre.

Comment aimer quand après Orlando des gens prennent la décision d’appuyer sur leur clavier pour publier des choses telles que “bien fait pour eux, ils n’avaient qu’à pas se prendre des pénis dans le cul” et “s’ils étaient plus discrets ça n’arriverait pas.” Où devrons nous nous cacher pour rester en vie ? Pour qu’ils consentent à nous laisser en vie ? En paix ?

Comment s’aimer quand dans la bouche de tellement de gens “lesbienne” est une insulte et que les types te suivent dans les soirées pour te dire qu’ils vont te mettre un coup de bite ? Quand en Tunisie des commerçants affichent des pancartes « interdit aux PD » et que la garde nationale publie des photos invitant au meurtre des homos ? Quand au Brésil un type admet qu’il roulerait sur des gays avec son 4×4 s’il les croisait dans la rue ? Quand des gens dans le métro à Paris t’invectivent : “Pas devant mes enfants”.

Le père du meurtrier de ces gens – des gens qui étaient eux-mêmes des enfants, des pères, des sœurs, des mères, des amants – son père s’est excusé et a dit : ce n’est pas religieux, c’est parce qu’il a vu un couple d’hommes s’embrasser à Miami et qu’il n’a pas supporté que son fils voit ça. C’est vrai, il aurait été dommage que son fils apprenne la tolérance. Oui, il était tellement préférable de faire que l’histoire se répète, que son fils apprenne qu’il faut haïr ces hommes, les haïr au-delà de l’amour de sa famille, de la liberté, de sa propre vie. C’était vraiment essentiel.

Il ne reste que ce conseil qu’une mère a écrit à son fils avant qu’il ne meure, si dérisoire, mais si réel, si prégnant dans nos vies aujourd’hui, en 2016 : “Stay away from him he doesn’t like gays”. Cette mère pense-t-elle à tous les parents qui n’ont pas dit à leurs enfants “Just don’t hate gays” ?

Pourquoi fallait-il que le plus grand massacre à main armée des Etats-Unis se fasse à l’encontre d’homosexuels ? Pourquoi fallait il que sur le chemin de la Gaypride de Los Angeles, un homme soit arrêté muni d’un large arsenal ? Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il dire ?

Alors, comment s’aimer ?
Comme si nous étions en guerre.
Love in a time of war.

 

Capucine