Sidonie travaille dans un ministère où elle cache précautionneusement son homosexualité. Dans le dernier épisode, Sidonie se rendait à la crémaillère de sa jeune stagiaire Alice. L’occasion de rencontrer ses colocataires militantes et de se remettre en question.
Une fois n’est pas coutume, je déjeune avec Alice. En général, elle sort le midi avec ses jeunes collègues, chercher un sandwich ou « manger à la cantoche. » Il ne me viendrait pas à l’esprit de me joindre à eux. C’est l’administration, il y a les catégories, les échelons, les grades, les fonctions, les statuts, les casquettes, les torchons et les serviettes, on ne se mélange pas vraiment.
Un restaurant italien sera le cadre de ma neuvième leçon. Alors ça pourrait sonner comme une pub : Homosexuelle, le bio vous rend belle ? Mais non, voici la claque du futur, la mandale nouvelle génération, contre la porte du placard et dans ta face, de la part d’une môme éveillée et désarmante : Homosexuelle, vous faites quoi pour vous ?
Certaines refusent nos sociétés et choisissent un mode de vie alternatif, l’itinérance, le glanage alimentaire, la démerde, comme Rosa, l’ex d’Alice. Certaines manifestent, s’activent, se rallient à des groupes militants, comme les jeunes femmes que j’ai vues dernièrement, les colocataires d’Alice et Alice elle-même, quand son chagrin d’amour ne vient pas lui ôter toute énergie. Certaines ne font rien du tout, si ce n’est suivre, éberluée, l’irrésistible ascension d’un mickey appelé Donald… C’est mon cas. Et il y a toutes les autres, vous ? Toutes les femmes qui risquent, chaque fois qu’il fait vilain temps, quand ça suinte la violence et les envies d’une bonne grosse autorité des familles, d’être, encore une fois, flouées, bafouées dans leurs droits.
Alice : Les lesbiennes prennent toujours plus cher. Femme plus lesbienne…
Alice est inquiète, les jeunes homos sont inquiètes, les grandes figures politiques montantes ne leur inspirent pas confiance, « c’est flippant, c’est tendu, ça pue », le climat n’est pas bon, on dirait que la bêtise est en passe de l’emporter sur tous les continents et qu’elle se trouve déjà à notre porte, avec son petit baluchon de menaces… Que faut-il craindre ? Des discours obtus, rétrogrades, nationalistes, sexistes, l’apologie de la norme et du genre, la désignation des coupables, le maintien dans la précarité de citoyens de seconde catégorie, les démonstrations de force, le ballet de nantis malhonnêtes, la farce de grands escrocs sarcastiques et dévastateurs ? Selon Alice, il faut trembler. Surtout nous, les « nanas ». Parce qu’il y aura toujours d’avisés messieurs pour nous dire quoi faire de nos ovaires, de nos clitoris, de nos utérus, de nos cerveaux.
Alice : Imaginez qu’un jour, des assemblées de femmes décident du sort des organes génitaux masculins…
Hin hin hin… Je souhaite à certains de ne pas tomber sur des tempéraments vengeurs ! Je pense aux excisées, aux violées… Depuis l’enlèvement des Sabines, depuis Lucrèce, on nous viole et la honte est sur nous. Attendez… On pourrait changer le scénario ? Lucrèce violée ne retourne pas le couteau contre elle-même, mais contre son agresseur et son père, ses frères, ses cousins. Après ce bain de sang, elle part fonder la République, avec ses copines, et là, la face du monde est changée ! Hin hin hin !
Allez, un petit coup de fantasme femelle, un petit coup de justice vengeresse apocalyptique : dans la salle des Assises, l’heure est grave. Amenez-le, le taré, le dégénéré, le Sextus Tarquin ! Alors, il ne demande l’avis de personne, il s’en fout celui-là, il force, il méprise, il a oublié le ventre de sa mère, il profane l’humanité toute entière ? Bien, bien, on ne va pas nous apprendre à violer un homme, c’est vieux comme Hérode. Alice, passe-moi les outils s’il te plait, je n’ai rien sur moi. C’est l’ordre nouveau, la loi du Talion ! Œil pour œil, sexe pour sexe ! Hin hin hin ! Au boulot ! Les agressions sexuelles sur les femmes sont tellement nombreuses, il ne faut vraiment plus traîner, il faut s’y atteler maintenant, parce qu’on a des siècles de retard, et donc, du sévice sur la planche ! Roh… Je plaisante, messieurs, n’ayez crainte. Alice, range tes tenailles s’il te plait. Heureusement, les femmes ont des frères, heureusement, des hommes en paix avec elles, des alliés, des tendres, des avisés, prêts à concéder cette portion d’égalité promise depuis si longtemps. Qu’ils soient épargnés par nos amazones ! Et chéris sur nos seins.
Qu’est-ce qu’elle disait Alice ? Ah oui, mobilisation, militantisme, visibilité, trouillomètre à zéro et l’envie d’en découdre. Plus elle parle plus je m’enterre. Actions, revendications, partis politiques, essor de l’associatif, vlan, vlan, vlan ! Alice ne me pose pas la question, mais je l’entends : et alors donc, vous faites quoi ? Ordre mondial, actionnariat, émeutes de la faim, hostilités, répressions, idéologies, viol de masse, patriarcat, avortement, exils des populations, mariage gay, je fais quoi, je fais quoi, elle est brillante !!! Est-ce que les jeunes lesbiennes sont plus lucides que la moyenne ? Je trouve tout de même, notamment chez celles qu’il m’a été donné de rencontrer récemment, qu’elles cumulent une maturité et une profondeur remarquables, je fais quoi, moi, je fais quoi ?
Je me sens souvent démunie face à Alice. Elle est au homo, elle existe homo, ça me paraît déjà formidable. J’ai l’impression qu’elle ne rencontre aucune difficulté, qu’elle ne subit pas tous ces conflits qui me compliquent l’existence, qu’elle n’est pas entravée. (Qui a dit : névrosée ?) Et aussi, je crains de ne pas pouvoir trouver grâce à ses yeux. Engagée dans rien, pas politisée, pas syndiquée, invisible, écrivaine toute seule, gouine dans mon coin… Alice fait résonner cette voix qui me souffle : « je ne suis pas des vôtres », quelle que soit la société, la communauté, dans laquelle je me trouve.
Alors j’idéalise certainement sa situation, en pensant qu’elle a grandie dans un monde où l’homosexualité était permise, ou, tout au moins, pas aussi durement réprimée chez les adolescents qu’à mon époque. Ses parents n’ont pas fait un rejet massif. On n’a pas nié son orientation, écarté son premier amour, censuré son courrier. Sa maman ne lui a pas susurré ce conseil : « Reste du bon côté ». Reste sur le droit chemin, en somme, ne dévie pas, ne sois pas déviante. Et pourquoi ? « Eh bien, parce que « ça » ne peut pas représenter un atout dans la vie. » Alors que coucher avec un homme, Maman, peut en être un ? Tu t’es donc vendue à mon père ?
Par conséquent, j’ai tendance à penser qu’Alice est plus libre d’être qui elle veut. Nous n’avons pas développé les mêmes réflexes. Elle assume sa sexualité en famille, au travail, au quotidien, dans la rue… J’ai appris la méfiance, la réserve. C’est lamentable, je ne peux pas lui expliquer… Lui expliquer quoi ? Que je ravale encore, après 40 ans, le rejet, le dégoût que j’ai pu inspirer ? Qu’il a ruiné ma jeunesse, déposé de la tristesse, de la peur et des barrières partout ? Alice est si fraîche, si juste, pas la peine de gâcher ses élans, son déjeuner, avec « ça ».
Pourtant, je devrais me tranquilliser, aujourd’hui, en 2017… Ce ne devrait pas être si compliqué. Après tout, les homosexuelles étaient présentes, à l’aube des temps, bien avant les Sabines et Lucrèce… Elles sont signalées dans les premières communautés. Elles naissent et grandissent dans un contexte hétérosexuel, dans des familles héteroparentales, ce sont bien ces familles qui les engendrent. Elles naissent partout, sur tous les continents, dans toutes les cultures, de toutes les couleurs. La Terre est si petite ! A l’échelle de l’univers, les humains sont tellement tous semblables ! Si on prend un peu de hauteur, si on s’imagine par exemple regarder la Terre depuis… disons… Venus, on trouve très étonnant qu’il puisse encore y avoir des guerres, de telles différences entre les peuples, entre les individus, entre les sexes. Nous sommes dérisoires, c’est affligeant. Alors construire des murs ? Donald ? Encore ? Les murs se font et se défont. Ô Hadrien qui bâtissait le tien aux confins de l’Empire aux environs de 120 après J.C., ce qui, à l’échelle de l’humanité, est hier : n’y a-t’ il donc que l’Amour qui soit sans frontière ? Ah… Je m’égare. Mais n’empêche, un jour, on écrira des manuels d’Histoire avec des « nanas » dedans. Et, vu de Venus, ce sera le pied.
Alice : Vous voudriez que votre fille vive… Comme votre grand-mère ? Pas de vote, pas de compte en banque, pas de contraception ?
Non bien sûr… Han… Les petites filles… Celles qui sont le plus en danger, les plus vulnérables… Cernées pas des incultes, des brutes, des dominants, des bâtisseurs décadents… Ma fille, je vais l’inscrire au karaté, non, à la lutte romaine. Et si vous la connaissiez, vous sauriez que ce n’est pas gagné. Girly-girly paillettes, Princesse Raiponce-à-tout, amoureuse éperdue de Neel Sethi et de deux copains de classe ; j’envisage la possibilité qu’elle devienne très hétéro… on verra d’ici quelques années. À trois ans elle me parlait en rougissant d’un petit mignon qui faisait la sieste à ses côtés. Aujourd’hui, c’est les mains en avant, les deux index levés, « Non, alors, moi, Maman, les filles, ça va pas être possible, Prrrrrr…. » Ce n’est absolument pas un problème, mon enfant, nulle n’est parfaite. Et si le contexte homosexuel, les familles homoparentales, engendrent des enfants hétérosexuels, ça met tout le monde à égalité, en fin de compte.
Alors je fais quoi, je sauve la face, c’était un peu pour ça, le restaurant, pour aborder quelques pistes professionnelles envisageables… J’ai écrit, j’ai téléphoné, j’ai réseauté, ce n’est pas grand-chose, mais devant les tagliatelles, ça me rachète un peu. Voyez, moi aussi j’exprime pleinement ma solidarité lesbienne : Allo, je cherche une mission pour quelqu’un de bien, je vous la recommande, elle est homo.
Surprise ! J’ai trois propositions solides ! Mais ma petite annonce n’a pas l’effet escompté. Alice est abasourdie. Je la ramène à son cas personnel et c’est plutôt un cadeau empoisonné, un coup de pied qui la pousse vers un abîme de réflexions. Qu’est-ce qui va de soi ? Rosa n’est plus là. Alice flotte, hésite, ne sait pas quoi faire de sa peau, ne pose pas vraiment ses bagages, renâcle à poursuivre ses études à Paris, et tremble à l’idée d’être en CDD. Elle est fragile en ce moment, un oisillon tombé du nid. Alice, cligne des yeux si tu veux une mission au sein d’une Direction. Alice ? Claque du bec si tu préfères bosser chez un ami à moi, dans une petite structure. Tu pourrais aussi ne rien accepter et personne ne t’en tiendrait rigueur. Bien sûr, prends un peu de temps pour réfléchir. Non, je ne peux pas te garder dans mon équipe. Ces derniers temps, les crédits, les effectifs, les objectifs, les stagiaires, sont à fendre le cœur. Mange tes pâtes.
Voilà voilà, je fais ça… Bravo, Sido, clap, clap, clap… Euphorique, Alice, totalement emballée, chapeau. C’est tellement réussi, je pense à me lancer, placer davantage de filles, créer un filon à gouines, une niche administrative homosexuelle. Il en ressortirait un label lesbienne, un nouvel indice de qualité. Les filles s’infiltreraient, jeunes et fraîches, dans toutes les strates de l’administration, jusqu’au gouvernement, jusqu’à notre Palais de l’Elysée. Je pourrais alors faire un magistral pied de nez à ma mère : Tu vois, si « ça » ne peut pas être un atout pour moi, ce le sera peut-être pour d’autres ? Je vais les former, les mettre au turbin !
Alice Présidente !
Bon, je rentre au placard prendre un peu de repos. Elles sont fatigantes, les jeunes homos… Lucides, militantes, déchirées, inconsolables, insurmontables… Je fais quoi pour elles, et pour moi ? J’écris, sinon la note va être salée ? J’écris si peu, je voudrais-besoin écrire tellement plus… La grande Sappho pouvait se consoler : « J’ai servi la beauté. Y a-t-il au monde chose plus grande ? » C’est vrai, c’était joliment tourné, environ six siècles avant J.C :
« Pour l’Aphrodita j’ai dédaigné l’Éros,
Car je n’ai de joie et d’angoisse qu’en elle :
Je ne change point, ô vierges de Lesbos,
Je suis éternelle. »
La prochaine fois, trêve de divagations antiques, retour à l’open space, je serai remontée comme une pile au lithium du XXIe siècle. Calme ? Je suis calme ? C’est la dixième leçon et je ne compte plus les claques ! Vlan, prends toujours celle-ci dans ta face : Homosexuelle, pourquoi moi ?
Sidonie