Impossible de manquer le long entretien d’Adèle Haenel sur Mediapart. Impossible de ne pas être touché•e par son courage et sa sensibilité. Impossible de ne pas y voir un appel, réel, à un véritable changement de système. Adèle Haenel ne confie pas seulement ce qu’elle a vécu. Elle explique, admirablement, en quoi son histoire est banale. Elle invite à la remise en question d’une société au sein de laquelle l’amour romantique repose sur la culture du viol. C’est pour cela que nous avons décidé d’écrire deux articles. L’un portera directement sur l’entretien d’Adèle Haenel et le second sur le Portrait de la jeune fille en feu ; film dont nous n’avions pas encore parlé ici. Et tant mieux sans doute, tant il fait écho au discours de son actrice principale. Le discours d’Adèle Haenel s’inscrit, profondément, dans l’œuvre révolutionnaire de Céline Sciamma.
Jamais le mot actrice n’a pris autant son sens, de vérité et d’émotion. Adèle Haenel est non seulement celle qui agit, qui pousse, qui mène, qui joue un rôle (du latin actrix) mais aussi celle qui défend les (nos) intérêts (de l’ancien français actoresse avant 1630). Celle qui sort de son silence, celle qui bouleverse la terreur oppressive pour nous unir. Celle qui brûle la fiction patriarcale et annihile toute tentative de binarité intellectuelle. Elle nous propose un monde neuf, juste, meilleur et à la portée de tou.te.s.
Tout est cohérent dans cette libération de la parole. Le fond et la forme sont si justes que l’émotion regagne ses lettres de noblesse. Il y a d’abord l’enquête de Marine Turchi qui a duré 7 mois et qui rassemble des témoignages, des lettres, des dates, des faits. On y apprend que lors du tournage, l’équipe technique a senti une emprise malsaine du réalisateur sur Adèle. Que celleux qui ont alertés, ont été écartés et mis de côté. Que Mona Achache a quitté Christophe Ruggia rapidement après qu’il lui ait confié ce qu’il s’était passait avec Adèle. Que sa sœur Véronique Ruggia a témoigné son soutien et reconnu une situation malsaine mais ne peut plus témoigner en raison de ses liens familiaux. Parce que c’est de cela dont il est question. Le patriarcat est tellement imbriqué dans nos vies, nos liens, nos relations qu’il nous tient et prend en otage l’amour, et qu’on ne sait même pas comment ce serait autrement. Même si nous l’espérons. Cette enquête montre surtout la difficulté auxquelles les personnes victimes d’agressions et de violences sexuelles sont confrontées pour être seulement entendues. Même et surtout après #MeToo, porter plainte est un parcours d’obstacles et la justice n’a clairement ni le temps ni les moyens de nous entendre. Car comme le dit Adèle Haenel, il s’agit de tout un système, une culture qui permettent ces violences.
J’ai longtemps pensé que le cinéma était le média qui avait le plus donné la parole aux femmes. Mais je me trompais. Il ne nous a pas donné la parole mais nous a objectisé et ce qui a sauvé ma vie, le cinéma, est en réalité la plus efficace propagande sexiste. Ça fait mal de perdre ses illusions, de voir la réalité en face. Mais sans cela rien n’est possible, rien qui ne soit meilleur.
Durant le tournage du film Les diables de Christophe Ruggia, Adèle alors âgée de 12 ans est plongée dans cette terrifiante fiction patriarcale. Ruggia procède à des répétitions durant 6 mois. Le temps nécessaire pour asseoir son emprise. Le film traite d’une relation incestueuse entre un frère et sa sœur autiste. 88% des femmes autistes sont victimes d’agressions et de violences sexuelles. Est-ce un sujet romantique ? La culture du viol est-elle si esthétique et cinématographique ? La réalité n’est-elle pas assez violente ? Comment peut-on justifier l’immonde au nom de l’art ? Est-ce ce cinéma là dont nous avons besoin et qu’il faut défendre ?
Ruggia, le film terminé, la fait venir tous les samedis chez lui. Ce n’est pas, comme le souligne l’actrice, une quelconque pulsion mais un acte réfléchi qui s’inscrit dans la durée. A 15 ans, Adèle est détruite et décide de renoncer à elle-même. Et donc au cinéma. Comme elle le dit sur Médiapart le cinéma c’est tout ce qu’elle aime, tout ce qu’elle est. Heureusement la vie a plus d’imagination que nous parfois. Une rencontre après une fête, la reconnecte à elle, et ouvre sur Naissance des pieuvres et Céline Sciamma.
Ensemble, elles écrivent une nouvelle fiction qui n’est plus patriarcale mais pas uniquement féministe. Une fiction qui s’inscrit dans ce que l’humanité a de meilleur. Une fiction tellement neuve qu’elle nous ferait presque peur. Oui, Adèle et Céline ont eu une relation amoureuse, l’une est actrice, l’autre réalisatrice. Une relation qui ne repose pas sur la domination. Une relation lesbienne basée sur l’écoute et l’égalité. Tout ce que la fiction patriarcale ne permet pas. Tout ce que l’hétéronormativité rend impossible. Et ce qu’elles nous apprennent c’est qu’une autre manière d’aimer est possible ainsi q’une autre manière de faire du cinéma. Une alternative.
C’est cela aussi qui rend le discours d’Adèle si intense et émouvant. Elle parle de nous, de notre intimité, du politique, de l’espoir, de la société avec une implacable justesse. La bouche se tord, ses dents griffent ses lèvres et disent le silence retenu qui tue lentement. Ses longs doigts s’entremêlent et s’agrippent sous la tension du traumatisme. Le corps parle et rend visible la violence invisible. Celle qui nous oppresse et broie. Celle que nous connaissons trop bien. Celle qui est si dure à identifier qu’elle rend l’illégitimité nôtre.
Adèle Haenel parle de nous, lesbiennes, bi.e, trans et nous rappelle l’importance de l’apport de l’analyse lesbienne dans le féminisme et la théorie queer. Ce qu’est le féminisme et prouve surtout ce qu’il n’est pas : haine, destruction des hommes cis, vengeance, inversion du pouvoir et de la domination, etc. La position sociale d’Adèle lui permet de parler aujourd’hui. Elle est plus reconnue que Ruggia et pas dans la revanche. Elle fait taire tou.te.s celleux qui invoquent le buzz. Car elle n’a rien à gagner en terme de carrière. Elle offre la possibilité à Ruggia de se regarder et d’assumer ce qu’il a fait. De grandir. De renoncer à ses privilèges et de se pardonner. Ce n’est pas aux victimes, aux opprimé.e.s de pardonner mais à celleux qui sont à l’origine du préjudice. Ce qui est logique au fond et permet d’en finir avec la culpabilité qui ne fait que rassurer sur son humanité mais maintient bien confortablement les inégalités.
Lundi, la société des réalisateurs.trices de films (SRF) a radié Christophe Ruggia. Ruggia qui dément les propos de l’actrice. Ruggia qui sait depuis 10 ans qu’Adèle Haenel a parlé à Céline Sciamma. Mais qui publie sur Facebook une photo d’Adèle avec un cœur lors de la sortie du Portrait de la jeune fille en feu. Ruggia travaille sur un nouveau projet de film documentaire L’émergence des papillons qui met en scène deux adolescent.e.s : Joseph et Chloé. Soit les mêmes prénoms que les personnages du film les Diables. L’indécence se nourrit de l’impunité des agresseurs qui ne sont pas des monstres mais 98% d’hommes. Le producteur a annoncé le gel du projet en juillet après avoir appris l’existence d’une enquête journalistique en cours.
Adèle Haenel est cinéma (du grec kinêma : en mouvement). Elle est la promesse d’un meilleur possible pour tou.te.s. Et je pense à elle avec émotion et amour, non pas comme à une héroïne mais comme à une sœur, pleine de reconnaissance.