2020 c’est un peu l’année weird et on ne pourra pas fêter IRL le mois de fiertés. Écrire c’est rendre réel les choses, l’occasion d’aborder différemment ce mois des fiertés en questionnant nos espaces et en découvrant des queers inspirants. Il y a toujours un décalage entre la théorie et la pratique et si nous interrogeons les normes parvenons pour autant à vivre nos révolutions métaphysiques ? Le corps est au centre de nos réflexions mais qu’en est-il du corps gros ? La grossophobie est-elle moins présente chez les queers ? Prend-elle la même forme que dans l’hétéropatriarcat ? Quelles sont nos problématiques grossophobes liées au genre et aux normes ?
Tout comme le sexisme, le racisme, la queerophobie, la psychophobie et le classisme, la grossophobie s’inscrit dans une violence systémique, c’est-à-dire qu’elle découle d’un système de pensée politique et sociale, soit un ensemble complexe d’interactions au sein d’un système plus grand. Si le féminisme a permis de soulever le sexisme rattaché au corps gros, on ne peut nier toutes les autres composantes de cette discrimination. D’où vient la grossophobie ? Comment s’est-elle imposée à nous ? Comment le corps est-il devenu une norme sociale et politique ?
Histoire de la grosseur
Le socle de notre société moderne repose sur le modèle grec et ce n’est pas le meilleur modèle qu’il soit car il a donné naissance aux normes et a permis l’émergence du système hétéropatriarcal. Au néolithique les statues féminines aux formes polymorphes humaines symbolisent des divinités. À partir du Ve siècle le nu devient une forme d’art. Se met alors en place des règles strictes de représentations n’incluant que des catégories précises telles que les divinités, les héros et héroïnes de la mythologie, le jeune homme (Kouros) ou les figures de la dévalorisation sociale et de la laideur (esclaves, nains-pygmées, les satyres, etc.). Soit tous les ingrédients des oppressions systémiques qui forgent encore notre présent ainsi que la classification hiérarchique du désirable. Le corps grec est en bonne santé, symbole de puissance, de plaisir et beauté. Tout ce qui n’est pas digne et ne s’inscrit pas dans les normes valables de la société grecque est relégué au laid et monstrueux. Pourtant, durant le Moyen Âge, le corps gros est prestigieux, il est associé à la force et à la santé, les famines étant courantes. Toutefois, s’opère déjà une classification du gros, menée par le corps médical, le clergé et les cours médiévales.
Puis émerge une volonté de durcir les normes pendant la Renaissance et le siècle des lumières. D’un côté la grosseur est le péché de l’autre c’est le pouvoir et l’abondance. Forcément cela devient aussi une question de genre : la grosseur des femmes est inacceptable celles des hommes tolérée car la dimension de classe sociale légitimise l’embonpoint masculin, signe d’opulence financière. Lorsque la médecine s’empare de la question du gros dès le XVè siècle, elle s’efforce de trouver l’origine et les symptômes donnant naissance aux régimes et contraintes physiques (appareil de rétention, corset, etc.) La norme demeure cependant toujours floue car la mesure s’opère de manière approximative sans outils ni chiffres. C’est Buffon dès 1777 qui établit une échelle chiffrée du Gros. On entre alors dans la phase scientifique de l’obésité, avec des stades de grosseur, de prédisposition génétique et de maladies engendrées par le poids. L’obsession du corps mince se déploie à partir du XXè siècle avec la maitrise esthétique des corps normés tandis que le corps obèse est exposé dans les foires de freaks.
On ne peut pas séparer le corps du capitalisme ni du validisme. Le capitalisme produit un corps mince et performant associé à la classe sociale blanche qui a le pouvoir et l’argent. L’obésité et le corps gros sont aussi une question de classe sociale et de manque d’argent. On ne peut pas non plus séparer l’industrialisation et le capitalisme du corps , de cette manière si violente dont iels s’insinuent en nous et modifient et maltraitent tous les organismes naturels et vivants à commencer par nos corps. Il est évident que la nourriture industrielle, hyper transformée à coup d’additifs et de sucre, favorise l’obésité et la dépendance à des aliments facilement accessibles, bon marché, conçus pour faire grimper notre taux de glycémie et manger davantage. Mais on peut être gros.se et avoir une hygiène de vie irréprochable. De toutes manières chercher des causes aux différences n’est jamais anodins et tend à stigmatiser ce qui ne s’inscrit pas dans la norme.
Qu’en est-il chez les queers ? Les gros.s.e.s sont iels mieux accepté.e.s ? Peut-on être gros.s.e queer et se sentir légitime dans nos espaces ?
La queerness te répondrait oui évidemment qu’il fait mieux vivre chez nous ! Mais tout n’est pas aussi simple et dépend de notre genre et de son expression. Aussi, quand on est une femme cis fem, il y a comme une injonction à performer la féminité liée à l’hypersexualisation des formes.« Quand tu es féminine ça passe un peu mieux mais ça peut être aussi très fétichisant. Une fois une meuf m’a dit que je l’excitais parce qu’elle n’avait jamais eu de grosse. Il y a ce truc très sexuel lié aux seins, aux fesses et c’est très hétéronormé en fait.» nous dit Marie. Les queers manquent de représentations des gros.s.e.s et sans doute, l’aspect politique est encore mis de côté comme le souligne Crystal : «Sur les visuels, les LGBTQI sont minces, les queers qui sont quand même sensé.e.s être politiques sont minces. Quand il y a des grosses, elles restent dans les canons standard : fem, taille marquée. On reproduit les codes de la société normée. Pour moi, l’exemple le plus flagrant se situe dans les soirées où les personnes se mettent torse nu : certaines ne sont pas minces mais je n’ai pas vu de personne grosse se sentir suffisamment à l’aise pour se dévêtir». Et ce défaut de visibilité est peut-être encore plus pesant et stigmatisant. « Avant, chaque fois que je sortais on me disait que je ressemblais à Beth Ditho. Mais en fait non, juste j’avais une manière de m’habiller différente et j’étais maquillée. Tu sais c’est comme les blancs qui pensent que tous les noir.e.s se ressemblent, les minces pensent que c’est pareil pour les gros.s.e.s. C’est très déshumanisant, on te perçoit comme une particularité dans l’espace public et toujours on te ramène à ça. Et quand tu cumules les oppressions, là c’est vraiment très dur.» (Marie).
Si les femmes cis queer peinent à se frayer une place, les personnes trans semblent être encore plus en difficulté face à la grossophobie. Achilles l’explique ainsi : «Une des premières choses que j’ai vécu après mon coming-out trans, c’est la différence de visibilisation et d’acceptation au sein de la communauté par rapport aux communautés de femmes cis. J’ai beaucoup de problèmes de TCA qui se sont développés depuis l’enfance dans une famille très grossophobe où je n’ai jamais eu le droit de manger, mais j’ai assez facilement pu retrouver des communautés en ligne de femmes grosses et des personnalités du militantisme anti-grossophobie, ce qui m’a permis de me sécuriser et de me sentir légitime dans mon corps.La communauté trans est plutôt grossophobe pour le moment et pour plusieurs raisons je pense. Les groupes Facebook sont dominés par des personnes jeunes et/ou très minces qui n’ont aucune déconstruction face au poids. Le poids c’est de la graisse, la graisse est positionnée différemment selon si on est une femme ou un homme, donc elle est énormément source de dysphorie pour beaucoup de personnes qui perdent en passing parce qu’iels ont des hanches trop marquées par exemple (les personnes grosses ont aussi des problèmes de dysphorie par rapport à cela). La peur des refus de prise en charge par les professionnels de la santé, notamment parce que le suivi hormonal est censé être fait par un endocrino et que les endocrino sont souvent très grossophobes, et seulement 2 ou 3 chirurgiens acceptent de faire une torsoplastie sur les personnes grosses (parce que c’est une autre morphologie que pour les personnes minces). Bien évidemment, les chirurgien.n.es qui acceptent sans faire chier font partie des plus chers. Quand j’entends la parole des personnes grosses, c’est uniquement pour perdre du poids ou pour exprimer des peurs par rapport à cette injonction à la perte de poids.»
Lia Lilith ressent la transmysoginie liée à la graisse : « J’ai de la graisse à des endroits identifiés socialement comme masculins. Moi-même je le vois ainsi quand je porte certains habits. Une femmes cis qui aura le même poids que moi, sera perçue plus féminine que moi ou une personne trans mince également. Plus tu vas dans une androgynité corporelle plus ça devient neutre. Ma peur c’est d’être perçue comme mec gros qui s’habille en femme et c’est directement lié à la grossophobie et transphobie.» La problématique trans et grossophobe est intrinsèquement liée au genre. Il y a toute l’histoire du genre masculin dont on ne parvient pas à s’affranchir parce que le patriarcat est très ancré dans la société et qu’il la domine et c’est aussi l’argument des terf qui sont incapables de comprendre la transidentité avec un système de pensée ultra binaire et cisnormatif. D’un côté parce que nous subissons le sexisme et l’oppression des hommes en tant que groupe social, nous avons un trauma collectif bien réel et de l’autre, le système de pensée binaire liée au genre est souvent une entrave inconsciente mais injuste à l’évolution du genre et plus particulièrement pour les personnes trans et non binaires.
Quand il s’agit de transitionner, le corps trans et gros est encore plus soumis au système hétéropatriarcal et grossophobe. Certains professionnel.le.s de la santé refusent des vaginoplasties comme l’indique Lia Lilith, parce que la personne ne correspond pas aux canons attendus de beauté des femmes ou encore des torsoplasties parce que les personnes sont trop grosses. «Quand une personne mince se plaint d’avoir trop de courbes et de ne jamais pouvoir avoir de bon passing, bah je repense à mon corps à moi et à mes courbes à moi et je me demande quel sera le passing qui finira par m’être accessible. Je vois toutes les demandes pour avoir accès à des torsoplasties qui rendent le plus plat possible, les demandes sur est- ce- que la liposuccion aiderait, et juste je repense à mon corps et à toutes les difficultés que je vais avoir pour lui trouver une place dans ce discours. Personnellement je refuse de perdre du poids pour ma transition, je refuse de céder à cette injonction. J’essaie de me projeter dans l’imaginaire pd plutôt que trans, et imaginer un corps Bear, mais c’est la seule façon que j’ai trouvé pour l’instant pour me sentir légitime, chose que j’essaie de conjuguer avec le fait que je veux garder une forme assez forte de féminité dans mon expression de genre» confie Achilles.
Ce que soulève Achilles, c’est l’incapacité des queers féministes à inclure le désir du corps gros dans la réflexion et la pratique surtout. Car il n’y a pas de représentations réelles des gros.s.e.s dans l’espace public queer. Pas parce qu’il n’y a pas de gros.s.e.s queers mais parce qu’iels ne se sentent peut-être pas légitimes. Aussi, dans les témoignages que j’ai recueillis, bcp de personnes m’ont confié ne pas fréquenter IRL la communauté. Lorsque tu es gros.s.e tu as déjà fait l’expérience du rejet et de la moquerie voir du harcèlement et cela modifie forcément ton rapport au lien social. Et l’espace public n’est clairement pas adapté pour les gros.s.e.s. Ensuite, beaucoup de personnes gros.s.e.s et queers sont aussi neuroatypiques et cela influe sur la manière de sociabiliser. Moins tu vois de personnes qui te ressemblent, moins tu as envie d’être dans les endroits où tu n’es pas représenté.e parce que tu vas penser que tu ne seras pas la. le bienvennu.e.
Au-delà du manque de représentations, la grossophobie intériorisée est sans doute le cœur du problème. Parvenons-nous à l’identifier ? A le reconnaitre lorsque nous en faisons l’expérience ? Le problème du corps et du genre dans le féminisme est théorisé et de partout on nous dit qu’il faut s’accepter soi-même. Mais Comment s’accepter lorsque tout est fait pour nous dire que nous ne sommes pas désirables ? Comment supporter cette hypocrisie du discours très militant et positif que tous les corps sont beaux etc. et cependant voir si peu cette réalité ? Crystal : «On estime à 17% de personnes grosses parmi la population française, arrondissons à 20%. Pose aux Queers la question suivante: « levez la main si vous avez 20% de gros.se.s parmi vos amant.e.s/amoureux.euses? » les mecs gays seront un peu plus nombreux que les autres à lever la main, grâce à la glamourisation des bears. Mais pour les autres personnes, c’est un peu le calme plat… Ne nous y trompons pas: les gros.s.e.s ne sont pas moins bien lotti.e.s que les handi.e.s, les personnes racisées, les personnes n’ayant pas un cispassing… Finalement les Queers ont certaines difficultés à sortir de la norme quand il s’agit de passer aux actes. Parce que j’ai eu de nombreux soutiens sur mes engagements militants. J’ai même eu beaucoup de compliments sur ma personne ! Mais je pense que le défaut de visibilité de corps non normés pèsent sur la vie sentimentale et sexuelle.» Et peut-être aussi qu’il s’agit de nos désirs.
Nos désirs sont politiques et ce n’est pas une question de goût. Parce que le goût ce n’est pas quelque chose de neutre, il est façonné par les normes de la société. Certaines personnes diront je préfère les personnes minces, fines invoquant un essentialisme du désir comme si c’était naturel et inexplicable. Une bonne excuse surtout. Mais pourquoi au fond ? Moi-même, étant grosse, j’ai eu des difficultés à me trouver légitime ou désirable et ce n’est pas encore tout à fait acquis. Le fait d’avoir pu voir d’autres personnes grosses et queer m’a aidé mais surtout, le fait de comprendre d’où venait la grossophobie ainsi que la manière dont nos désirs sont orchestrés par le système hétéropatriarcal capitaliste. Non, ce n’est pas une histoire de goût lorsque tu ne trouves pas une personne grosse belle, c’est simplement parce que tout te dit dans la société que ce n’est pas désirable donc tu ne la trouves pas désirable. On parle toujours très mal du désir le reléguant uniquement à quelque chose de sexuel. Or, le désir est un champs beaucoup plus vaste d’émotions. Mais si on ne doit parler que du désir sexuel là encore les représentations du corps gros sont soit absentes soit problématiques. Par exemple dans le porno mainstream, le gros, comme tout ce qui n’est pas inclut dans la norme désirable, est une perversion fétichisée faisant du désir un problème. Comment se sentir légitime de désirer et aimer le différent lorsque cette attirance est perçue comme quelque chose de non légitime et anormal ? Néanmoins, la théorie queer a permis une étendu du désirable et de ces représentations. C’est ce que me disait une amie au sujet du porno queer récemment : « à force de voir des corps et personnes différentes dans les pornos queer j’ai étendu de plus en plus mes possibilité de désir envers les autres personnes. C’est nécessaire mais également beau. Avant cela j’étais toujours attirée par les mêmes personnes.»
J’ai longtemps été attirée par des filles minces comme la recherche d’un idéal qui en fait n’était qu’une manière de me conformer aux normes. À présent, je n’éprouve pratiquement plus aucun désir sexuel envers les corps minces et normés parce qu’ils me renvoient à ce système et tout ce que je ne désire plus. C’est peut-être cela passer à la pratique, renoncer à des désirs qui ne nous correspondent plus. Et comme tout changement, cela fait peur mais la liberté gagnée est inestimable.
RIOT NOT DIET [Official Trailer] from Julia Fuhr Mann on Vimeo.
Pour aller plus loin :
Le Podcast de La Fièvre ép 2 : Crystal & Eva sur le corps, la grossophobie dans le milieu queer, être gouine.
Barbara Butch : Pourquoi on rejette les gros.s.e.s ?
Daria Marx : Ma vie en gros
Gras Politique : ici
Gabrielle Deydier : On achève bien les gros